vendredi 30 septembre 2016

Journée mondiale de la traduction: on repart à zéro


"La Journée mondiale de la traduction est célébrée chaque année, en principe le 30 septembre lors de la fête de saint Jérôme, le traducteur de la Bible, considéré comme le saint patron des traducteurs." (Source: Wikipedia)

Afin de fêter comme il se doit cette date illustre, j'appelle tous les traducteurs de France et de Navarre, que leurs ancêtres soient gaulois ou non, à exiger des éditeurs que leur nom cesse de figurer systématiquement et en bonne place sur la couverture des livres qu'ils ont traduits.

Il est temps de mettre un terme à ce mythe honteux qui voudrait que nous soyons considérés à l'égal des auteurs et sans cesse loués comme si nous étions leurs pairs.

Notre profession a besoin d'ombre, et ne saurait continuer à s'exposer ainsi en permanence au fastidieux soleil de la gloire et de la reconnaissance.

Nous désirons également qu'on arrête de nous verser des droits d'auteur d'un montant de 1%, somme monstrueuse qui nous oblige à consommer de façon inconsciente et débridée. Nous ne voulons plus être avertis des rééditions et des passages en poche, et ne souhaitons recevoir que deux ou trois exemplaires des livres que nous traduisons. Nous demandons à ce qu'on cesse de nous consulter lorsqu'il s'agit d'apporter des modifications à nos traductions. 

Nous voulons également que le prix du feuillet soit bloqué, voire diminué, puisque l'économie stagne, voire régresse. Et que le comptage informatique cesse de tenir compte des espaces, car nous ne traduisons pas du vide, mais du plein.

Nous ne doutons pas que nous obtiendrons gain de cause dans les plus brefs délais.

Il semblerait même que bon nombre d'éditeurs soient prêts à nous donner satisfaction.

mercredi 28 septembre 2016

Le rêve enfin traduit d'Arno Schmidt

Comme le savent tous les lecteurs d'Arno Schmidt, lire ses livres, c'est entrer dans une langue inédite, réapprendre à lire à l'aune d'une pensée fulgurante, fonctionnant dans l'épars, trafiquant l'humour, grosse d'un passé littéraire foisonnant et tutoyant la tradition pour mieux lui faire rendre gorge. Et tous les lecteurs de Schmidt savent que cette œuvre impressionnante est dotée d'un horizon indépassable, j'ai nommé Zettel’s Traum, publié en 1970, qui est LE grand livre d'Arno Schmidt. Hélas, il n'a pas encore été traduit en français. (Peut-être la traduction est-elle en cours, on l'espère du moins. Ne pas publier Zettel's Traum, ce serait comme publier tout Joyce sauf Finnegan's Wake.)

Le lecteur anglo-phone pourra, en attendant, se fier au génie de John E. Woods, qui vient de traduire en anglais Zettel's Traum pour les éditions Dalkey Archive, sous le titre Bottom's Dream. (Je n'ai pu évidemment résister et j'ai commandé la Bête, que j'ai reçue hier. Le livre est absolument superbe, tant par le soin apporté à sa fabrication (reliure toilé, taille monumentale rappelant les premières éditions à tirage limité des romans de Jean Genet, mise en page époustouflante…) Riche de 1496 pages, il pèse pas moins de cinq kilos six cent grammes. Format 27 cm x 35 cm. Epaisseur: 8,7 cm. Mon facteur avait du mal à croire qu'il s'agissait d'un livre…) Ah, petit détail: il comporte 1 325 000 mots. Et il a été tiré à 2000 exemplaires (avec une première mise en place de 1000 exemplaires).

John E. Woods est un traducteur souvent primé.  Il a traduit Thomas Mann, Ingo Schulze, Christoph Ransmayr, Döblin, Grass, … et Arno Schmidt. Il a reçu deux fois le Prix de la traduction du PEN, une fois pour son édition du Parfum de Patrick Süskind et une autre fois pour Soir bordée d'or, de Schmidt. Pour Woods, l'intradusible est un défi lancé à un fou… Voici ce qu'il disait dans un interview donné à la revue Context:
"La traduction, comme je le dis souvent, est une impossibilité. Chaque langue est unique. Aussi un traducteur affronte cette impossibilité à chaque fois, avec chaque auteur, chaque phrase même. […] Arno Schmidt n'est qu'un autre cas d'impossibilité. La densité de sa prose est sui generis, même en allemand, une langue qui peut être d'une densité intimidante. Et puis il y a les jeux de mots, la dance des références littéraires, l'humour rabelaisien, le tout imbriqué dans ce que j'aime appeler "des contes de fées pour adultes". En ce cas, que fait un traducteur? Il met son bonnet de fou du roi et joue et danse en espérant amuser."

Woods dit aussi, toujours à propos de la traduction: "C'est dangereux, et ça devrait être interdit." Pour résumer le processus de traduction, Woods a eu cette phrase définitive, à déguster avec hilarité: "Là où l'auteur a créé un pré magnifique avec vaches, un paysage digne d'un maître hollandais, moi je vous propose un très bon steak." Ma foi, des steaks de cet acabit, on en commanderait volontiers à tous les repas. Surtout quand on sait que Woods a passé plus de dix sur la traduction de Zettel's Dream…

Concernant le livre de Schmidt, on pourra également aller faire un tour (ou dix, ou cent) sur l'excellent site The Untranslated, qui s'attache aux ouvrages encore non traduits en anglais. L'auteur du site s'est livré à une lecture passionnante et minutieuse du chef d'œuvre de Schmidt, Schmidt qui disait ceci à propos de son entreprise titanesque:

“Je laisse aux rimailleurs patentés le soin de décrier la primauté de la prose et je les laisse croire que “le nec plus ultra” sera toujours un beau poème. Je ne sais pas mais il me semble que les choses sont un peu moins évidentes. Je crois qu’une vaste oeuvre romanesque, à laquelle un auteur des plus talentueux, un “aner myrionous”, quoi qu’on ait voulu dire par là, consacre une décennie voire deux de son existence unique, a plus d’importance aux yeux du lecteur que le sonnet le plus éthéré du plus verruqueux des tailleurs de mots. Car le lecteur, à juste titre, en veut pour son argent, et c’est une évidence.”



Ah, j'oubliais! De quoi parle le livre de Schmidt? Oh c'est assez simple, c'est l'histoire de deux traducteurs et de leurs jeune fille qui rendent visite à un universitaire pour qu'il les aide à interpréter les écrits d'Edgar Allan Poe…


lundi 26 septembre 2016

Iain Sinclair & Philippe Vasset sont dans un arbre (à lettres)


Explorateurs des espaces urbains, avec un goût prononcé pour la marginalité sous ses différents aspects, que ce soit à Londres, Paris, ou d'autres territoires,

Iain Sinclair et Philippe Vasset

seront ce soir les invités de la

librairie l'Arbre à Lettres
(62, rue du Faubourg St Antoine 75012 Paris)

(donc: lundi 26 septembre à 19 heures)

Cette rencontre sera également l'occasion idéale de mieux découvrir les dernières parutions de Iain Sinclair (London Overground publié chez Inculte, et traduit par Maxime Berrée) et Philippe Vasset (La Légende, chez Fayard).

dimanche 25 septembre 2016

Profession Traducteur, où il est question de Haydn, du Kalevala, de Jim Morrison, mais aussi des brodeurs violonistes, du terrain de tennis, des militaires dont la sœur est bibliothécaire corse, d'un jars survolant la Suède, et des allumettes qu'il faut laisser traîner

Avis aux traducteurs : si vous débutez dans le métier, on ne saurait trop vous conseiller la lecture de Portraits de traducteurs, le numéro 50 de la revue TransLittérature, qui fête par la même occasion ses 25 ans de publication. Cette revue, née en 91, qui compte plus de trois cents contributeurs, est édité par l’ATLF, l’Association des Traducteurs littéraires de France. Et ce numéro 50 est exclusivement composé d’entretiens avec des traducteurs, à qui l’on a demandé de retracer leur parcours, d’évoquer leurs motivations, etc. Si donc vous faites vos premiers pas dans le monde enchanté de la traduction – ou même si vous êtes un translateur chevronné – foncez dessus.

Qu’est-ce qui fait qu’un jour on devient traducteur ? A cette question, les réponses, si elles sont multiples, restent toujours très personnelles et surprenantes. Pour Matthieu Dumont, traducteur de l’allemand et de l’anglais, tout a commencé à un oratorio de Haydn, La Création. Il chantait dans un chœur, en allemand, et « de cette émotion esthétique initiale a germé [son] affection pour cet allemand sensuel, courroucé, démiurgique ». Haydn, donc. Mais pas que. Dumont ne pouvait également s’empêcher de traduire mentalement les paroles des chansons de rock anglais qu’il écoutait. Oui, parce que Riders on the Storm, de Jim Morrison, on peut le fredonner aussi « passagers de la tourmente »… Autre élément fondateur : la lecture. Yes, because « faire des trucs impensables comme lire toute La légende des siècles », c’est formateur. Notez ça, jeunes traducteurs. Fermez votre Robert & Collins et ouvrez Hugo, ou Proust, ou Claude Simon, vous gagnerez non pas du temps mais de quoi exercez votre mastication de la langue.

Traduire, c’est traduire un texte. Un bon texte ? De préférence, car « un bon texte a pour fonction d’empêcher qu’on s’encroûte, de soumettre toujours notre langue à son épreuve inédite » (toujours Dumont). Donc, travaillez votre revers, les aminches, puisqu’il en va « des traducteurs comme des joueurs ou des joueuses de tennis » : il y a ceux qui bossent en fond de cour, et ceux qui montent au filet – l’image, là encore, est de Dumont, et elle n’est pas sans pertinence.

Les entretiens se succèdent, tous passionnants, animés, sous-tendus par une évidente flamme. Emmanuelle et Philippe Aronson vous apprendront comment fonctionner en binôme, pardon, en couple, et qu’il peut être utile de se faire conseiller par le frère d’une amie bibliothécaire corse, militaire fraichement débarqué d’Irak qui repart en Afghanistan. Traduire, c’est aussi ça : s’engager.
Valérie Le Plouhinec, qui traduit de l’anglais des textes pour la jeunesse, compare, elle, le traducteur à un « brodeur-violoniste », ainsi qu’à une « dentellière-comédienne » – tout un programme. François-Michel Durazzo (traducteur de l’espagnol et du catalan, entre autres…), rappelle à juste titre que « traduire, c’est lire de manière active. C’est lire et écrire en même temps. »

Souvent, l’envie de traduire vient d’une origine familiale (« j’ai commencz à apprendre le polonais, parce que j’ai perdu ma grand-mère à ce moment-là, dont la famille, demeurant à Lodz, ne parlait pas d’autre langue » — Frédérique Laurent), d’un voyage, de l’achat d’un livre, comme c’est le cas pour Antoine Chalvin, qui, parti sac à dos en Finlande, acheta sur place une méthode de finnois et la traduction française du Kalevala. Vous pouvez aussi vous fourvoyer en maths sup, comme Laurence Sendrowicz, mais rêver de faire du théâtre pour finir par aller en Israël et devenir, chemin aidant, traductrice de l’hébreu. Ou faire un saut dans une librairie, comme Danièle Valin, et tomber sur un livre d’Erri De Luca, et hop, c’est le début d’une idylle textuelle promise à un bel avenir. Ou, là encore par la magie d’un livre – Le Merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la suède, découvert au CM1, s’éprendre d’un pays, puis de sa langue – le cas de Jean-Baptiste Coursaud, qui a retraduit Le Palais de glace, la merveille de Tarjei Vesaas.

Le point commun à tous ces travailleurs du texte ? La passion. Une passion née d’une rencontre, d’un livre, d’un voyage – parce qu’un master, c’est bien joli, hein, mais si vous ne brûlez pas déjà un petit peu, inutile de jouer avec les allumettes.
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TransLittérature, n°50, automne 2016, éditée par l’ATLF, 10€

(Merci à Corinna Gepner, trésorière de l’Association des traducteurs littéraires de France (ATLF) et membre du conseil d’administration du régime RAAP, le régime de retraite complémentaire des auteurs, qui a eu la gentillesse de m’envoyer un exemplaire de la revue)

vendredi 23 septembre 2016

« Dans l’incendie de mon propre sang » : Les Feux furieux de Yourcenar

Ecrit à l’âge de trente-deux ans, Feux est sans doute le livre le plus incandescent de Marguerite Yourcenar. Conçu comme un redoutable moteur à deux temps, il lui permet à la fois d’épancher sa souffrance amoureuse et de revisiter les grands mythes tragiques, en recourant à ce qu’elle nomme, dans sa préface, une « violence cabrée », mariage de termes que Genet n’aurait sans doute pas renié. Dédié à l’amour fou, imprégné de Valery et de Cocteau mais dressé contre la Grèce « parisianisée » de Giraudoux, profondément expressionniste et baroque par son style, croisant les époques comme autant de lames susceptibles d’éclairer de leurs farouches étincelles l’antique et le moderne, Feux est avant tout la face cachée de la mythologie féminine, pour ne pas dire féministe.

Traquant la haine dans l’amour, la passion dans le désarroi, la solitude dans le pouvoir, Yourcenar alterne des chapitres consacrées à des figures déchues avec de brefs interludes où la formule tente de cerner des déchirures plus personnelles :
« Il n’y a pas d’amours stériles. Toutes les précautions n’y font rien. Quand je te quitte, j’ai a fond de moi ma douleur, comme une espèce d’horrible enfant. »
Parmi les figures évoquées, on trouve bien sûr des femmes – Phèdre, Antigone, Léna, Marie-Madeleine, Clytemnestre, Sappho – mais également des hommes – Achille, Patrocle et Phédon. Animés d’une insolence réjouissante, les neuf récits tragiques réorchestrés par Yourcenar permettent d’entendre une autre voix, une voix nouvelle, à la fois blessée et rebelle, où la femme apprend à se définir autrement qu’en lien avec la volonté masculine, et puise dans les méandres de sa subjugation la force de s’émanciper – par la violence, le meurtre, mais aussi la fuite, le mépris. Souvent suicidaire, la femme ici mise en scène a aussi des comptes à rendre. Phèdre refuse « le monde de formules où se cantonne » Thésée ; Antigone « tourne le dos à la basse innocence qui consiste à punir » ; Léna se coupe « la langue pour ne pas révéler les secrets qu’elle [n’a] pas. » Quant à Marie-Madeleine, elle livre sa version du calvaire comme on narre un amour sans retour, après avoir compris qu’elle représentait aux yeux de son époux
« la pire faute charnelle, le péché légitime, approuvé par l’usage, d’autant plus vil qu’il est permis d’y rouler sans honte, d’autant plus redoutable qu’il n’encourt pas de condamnation. »
Mais c’est sans doute avec Clytemnestre que Yourcenar va le plus loin. Dans « Clytemnestre ou le crime », l’épouse d’Agamemnon parle à la première personne, et parle devant des Juges. Les premières lignes évoquent puissamment ces plan du Jeanne d’Arc de Dreyer où les hommes assemblés pour juger sont cadrés comme des éclats de haine :
« J’ai devant moi d’innombrables orbites d’yeux, des lignes circulaires de mains posées sur les genoux, de pieds nus posés sur la pierre, de pupilles fixes d’où coule le regard, de bouches closes où le silence mûrit un jugement. »
Confessant sa totale soumission à son époux – « J’ai consenti à me  fondre dans son destin comme un fruit dans une bouche » –, puis délaissée, le sachant conquérant et infidèle, elle se console sans joie auprès d’Egisthe, consciente qu’à son retour Agamemnon
« trouverait sur le seuil une  espèce de cuisinière obèse ; il la féliciterait du bon état des basse-cours et des caves ; je ne pouvais plus m’attendre qu’à quelques froids baisers. »
Alors, refusant ce rôle éternel rédigé de toute éternité par les hommes, Clytemnestre décide de passer à l’acte, non dans un pur esprit de vengeance, mais afin que son époux l’affronte à l’heure de l’abattage :
« […] je voulais au moins l’obliger en mourant à me regarder en face : je ne le tuais que pour ça, pour le forcer à se rendre compte que je n’étais pas une chose sans importance qu’on peut laisser tomber, ou céder au premier venu. »
Enfin, commentant son crime et ce qu’on en a dit, elle a ces paroles définitives :
« On a parlé de flots rouges : en réalité, il a très peu saigné. J’ai versé plus de sang en accouchant de son fils. »
Face à la justice frelatée des hommes exsangues, se dressent, souveraines à défaut de puissantes, les femmes enflammées de Feux.
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Marguerite Yourcenar, Feux, Gallimard/ L’imaginaire, 10 €

mardi 20 septembre 2016

Le timbré et l'inspiré: Bingo Savinio

Maupassant et l’« Autre » d’Alberto Savinio est un livre singulier, qui prend l’auteur de Bel-Ami non comme point de départ mais comme horizon, qui plus est comme horizon dépassable. Loin d’être une étude sur le protégé de Flaubert, le texte se veut une sorte de machine célibataire, un tour de passe-passe permettant de jongler avec toutes sortes d’intuitions d’obédience quasi surréaliste. A la fois déconstruction en règle du discours critique et partie de cache-cache avec le sujet choisi, Maupassant et l’« Autre » propose au lecteur une façon absolument inédite de considérer l’écrivain et son œuvre, grâce à une impertinence et une audace aussi stimulantes que cocasses.

Il faut préciser que cette « étude » se dote d’un narrateur – Nivasio Dolcemare – double d’Alberto Savinio qu’on retrouve dans d’autres livres de l’auteur italien. Et le fait est que pour digresser sur Maupassant, pour faire digresser Maupassant, même, un double était on ne peut plus nécessaire. Tout d’abord, Savinio/Nivasion s’intéresse à l’influence et pour cela considère les auteurs ayant percolé en lui, ayant infusionné dans son esprit, les considérant presque comme des ectoplasmes ayant fini par échouer, une fois dûment décantés, sur ses rives mentales. Ce qu’il nomme « continuation », et qu’il oppose au « style tombale », prisé des biographies qui sont « en réalité des hagiographes en bourgeois ».  Ce qui intéresse le narrateur, c’est la réalité « malpassantienne », ce moment où Maupassant conteur devient Maupassant fou, où la nécessité chasse le superflu. Pour cela, l’auteur/narrateur va d’abord développer un discours sur la guerre et son double : la paix, la paix dont il cherche à caractériser la puanteur, qui est la puanteur d’une époque, puisque sous la paix gronde déjà la guerre prochaine :
« c’était une puanteur dans laquelle se mêlaient celles de l’étreinte sexuelle, des relents de l’amour, du linge au bout de quinze jours de service régulier sur la peau, de l’haleine des gens qui ont le foie fatigué ou un ulcère au duodénum, de l’odeur de renfermé des armoires où sont rassemblés en bon ordre comme une petite foule passée au rouleau compresseur les vêtements dans lesquels hommes et femmes ont longuement et honnêtement, voire glorieusement, transpiré »,
bref, la puanteur des hommes en « frac » — or c’est bien cette esthétique du frac que dénonce Nivasio chez Maupassant, dont « la phrase, le mot […] servent sur le moment et tout de suite après meurent ». Il faudra attendre que s’invite en Maupassant un « noir locataire », l’autre de la folie, pour libérer l’écriture de son frac naturaliste.  Truffé d’intuitions géniales – sur Flaubert et la photographie, sur l’humeur charnelle et taurine du « mauvais passant », le rapport à l’eau, la ventriloquie… –, bardé d’un appareil de notes qui jouent le rôle d’apartés essentiels, d’une totale liberté et d’un irrespect délicieux, Maupassant et l’« Autre » d’Alberto Savinio est une machine de guerre contre les clichés, l’approche académique et l’interprétation psychologique. Un éloge du double. Un hommage au traître salvateur. Une cavalcade critique tout en claques anti-frac.
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Alberto Savinio, Maupassant et l’« Autre » suivi de Tragédie de l’enfance et de C’est à toi que je parle, Clio, nouvelles traduites de l’italien par Michel Arnaud, éd. Gallimard (1977)

dimanche 18 septembre 2016

Les folles lettres de Tavares

Lire un livre de Gonçalo M. Tavares, c’est pénétrer les arcanes du caprice, un caprice sous-tendu par une logique, une logique innervée par une liberté, une liberté façonnée par un imaginaire, un imaginaire dirigé par un intellect, un intellect né d’une éthique, une éthique éprise de —. Stop/Encore. Nous voilà déjà pris au piège-Tavarès, épris de méthode maraboudeficelle, qui relève moins de l’aléatoire que de la chimie.

Dans son dernier livre paru aux éditions Viviane Hamy – Matteo a perdu son emploi – Tavares nous propose vingt-six étapes, vingt-six passages par des divers stations-personnages, selon un ordre alphabétique implacable : ainsi, le lecteur passe/saute de Aaaronson, à Ashley, Bauman, Boiman, Camer, Cohen, etc. jusqu’à Nedermeyer. On pourrait tout d’abord se livrer à quelques remarques formelles, histoire de se mettre en train, de prendre le train, d’inventer des rails : 26 personnages, comme les vingt-six lettres de l’alphabet ; sauf qu’ici on n’a que douze lettres (les initiales des personnages), allant de A à N, avec deux lettres manquantes (F et J) ; en outre, le livre comporte 27 chapitres. Mais sait-on vraiment lire au-delà des lettres ? Dans Matteo a perdu son emploi, Kashine inscrit le mot « NON» sur le dos de Kessler et Goldstein tatoue en braille la table des périodiques sur le dos Gottlieb, preuve s’il en est que nos injonctions nous précèdent tout en confirmant notre cécité.

Que le lecteur de ce blog se rassure : le livre de Tavares dont nous parlons n’est pas un traité de combinatoire à l’usage des coiffeurs de girafe. Sous des dehors capricieux et fantasques (et si ce ne sont pas des dehors, alors il doit s’agir d’une doublure), l’auteur tisse un récit tout en relais où l’on passe d’un destin à l’autre, sous l’égide de Roussel et de Borgès (pour ne citer que deux phares possibles). Mécanique, dynamique, disjonctif : le récit se moque du psychologique, préférant la catapulte, le revirement, la césure. Comme souvent chez Tavares, on entre par la porte de l’ordinaire, puis on croit traverser le vestibule de la fable et avant qu’on ait compris, une trappe s’est ouverte, et alors qu’on tendait la main pour attraper la queue du mickey de la parabole, hop, nous voilà sur une autre case de l’échiquier, dans une autre allée du labyrinthe, sur un autre plan. Pour les amateurs de détail, voici, en vrac, quelques éléments de la table (périodique ?) des matériaux : folie, cécité, inscription, entropie, mort. Ou encore : un scientifique qui compte les cafards, un architecte qui conçoit un rond-point carré, un archéologue qui exhume du présent, un psychiatre qui plante un drapeau dans une clairière.

Mais là où Tavares est encore plus fort, c’est quand il termine le livre par une sorte d’exégèse du livre. Muni de son arc nietzschéen qui décoche des flèches zen, il fait du lecteur la cible de sa pensée ô combien mobile, une pensée qu’il laisse essaimer et proliférer pour ainsi dire en live sous les yeux du lecteur. Ou comment expliquer en dépliant, tordre en prolongeant, éclairer en irradiant. Et tout cela en demeurant – c’est là sans doute la marque de fabrique, la force magique de l’auteur – d’une simplicité aussi ludique que stimulante, une simplicité née d’une prodigieuse puissance poétique, une prodigieuse puissance poétique engendrée par une incroyable intelligence philosophique, une incroyable intelligence philosophique alimentée par un —. A vous de jouer.
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Gonçalo M. Tavares, Matteo a perdu son emploi, traduit du portugais par Dominique Nédellec (qu’on applaudit très fort), et publié par Viviane Hamy (qu’on salue bien bas)

vendredi 16 septembre 2016

L'insoutenable légèreté du style

Comment débuter cette journée autrement qu'en vous donnant cette prodigieuse nouvelle : Marc Levy vient de rejoindre le jury du Prix du Style. L'intérêt de ce genre de nouvelle, c'est qu'elle ne nécessite aucun commentaire, elle parle d'elle-même, comme un doughnut informant le monde que la vérité secrète de l'univers réside en son centre (le centre du doughnut, pas celui de l'univers). 

Autant que le futur lauréat du prix du Style le sache: il devra aller et venir dans les couloirs de la littérature en se targuant d'avoir vu ses qualités stylistiques remarquées et primées par l'auteur de Et si la première nuit était vraie et à refaire à l'envers. Mais bon, rappelons que le chèque qu'il encaissera portera "un montant en euros égal au nombre de pages du livre primé", parce que le style, c'est le poids. Gageons que les écrivains en lice ont déjà sorti leur calculette Oui-Oui, afin d'opérer la délicate conversion: "nombre de pages" = "montant en euros". 

Afin qu'on s'évite tous ces fastidieux calculs et qu'on gagne du temps, je propose la chose suivante: les écrivains désirant figurer sur la liste du Prix du Style demanderont à leur éditeur de ne plus paginer traditionnellement leur ouvrage mais de l'eurotiser, c'est-à-dire d'inscrire en bas de chaque page non un simple chiffre mais le prix en régulière augmentation de chaque nouvelle page. Ainsi, les jurés pourront savoir au premier coup d'œil combien il leur faudra débourser pour récompenser l'heureux styliste. Quant au lecteur, il pourra toujours dire: "Perso, j'ai pas réussi à aller au-delà du sixième euros."




mercredi 14 septembre 2016

L'enfer de la traduction

On a parfois l'impression que la vie du traducteur est un enfer. Il passe son temps à se plaindre. A se plaindre de tout. Des délais, par exemple. Non mais l'autre il veut le texte pour dans trois mois, il me prend pour qui, Speedy Gonzalès? Si je lui rends dans trois mois, dans cinq il y est encore sur son bureau, mon texte. Et puis tu sais quoi? Machin m'a demandé un essai. UN ESSAI. J'ai déjà fait cinq trads, merde. Et l'autre, là, qui corrige tout, qui me change sofa pour canapé, non mais je rêve. Evidemment, ils ont pas été foutu de mettre mon nom en couve. Ça va pas avec leur charte graphique, il paraît. Putain, quels cons. Et l'à valoir, tu crois qu'ils sont pressés? Trois fois que je réclame. On s'en occupe. C'est parti à la compta. Ah oui, c'est toujours parti à la compta. Qui doit vivre au Groenland, tiens. Non mais je te jure. J'en ai marre. Et puis tu crois qu'ils me fileraient un texte chouette, un jour? Non parce que cet auteur, dès fois, on se demande ce qu'il lui est arrivé. Et qui c'est qui se fait critiquer? Bibi. Mais c'est pas moi ! c'est lui qui écrit comme une merde sans frein! Non mais. Bon, leurs épreuves, trois jours pour les relire. C'est court, putain. D'autant qu'ils veulent pas que j'apporte des corrections. N'importe quoi. Et après, tiens, ils t'appellent, la gueule enfarinée, pour que tu accompagnes l'auteur à ses rendez-vous presse. Parce qu'on sait jamais, hein, dès fois qu'il faudrait faire l'interprète… Ras le cul. Carrément. Quant au prix du feuillet, je t'en parle pas. Ils ont pas vu le prix de la baguette. Et que je t'arnaque avec le calcul informatique, hop! Franchement, ce métier, j'en ai ma claque.

Oui, bon, j'exagère à peine. On entend ça tous les jours dans le milieu. Eh bien vous savez quoi? C'est injuste. Les délais sont courts? Mais c'est pour que ça soit plus rentable pour le traducteur! Un essai? Mais c'est pour que le traducteur ne s'engage pas dans un texte qu'il n'aimerait pas, ne sentirait pas. Des corrections intempestives? Mais c'est pour stimuler l'intellect, pour enrichir la trad! Le nom du traducteur absent de la couverture? Oui bon, c'est pas un générique la couve, hein. On n'est pas dans Star Wars. L'a valoir qui tarde à arriver par la poste? Oh mais c'est que c'est complexe la compta. C'est pas comme la trad. Un texte chouette? Mais tout texte a ses qualités. Même les mauvais. Surtout les mauvais, d'ailleurs, parce que, vu qu'ils sont mauvais, quand ils ont des qualités, on les repère tout de suite, elles sautent aux yeux. Pas assez de temps pour relire des épreuves? Mais c'est normal, il faut rester dans la dynamique, l'urgence, la synergétique. Oui, bon, la synergie. Et on ne peut plus toucher au texte? Ben non, votre trad est parfaite, alors à quoi bon? Aider à la promo? Mais quelle chance! Côtoyer l'auteur! Avoir des rapports privilégiés avec lui? Pouvoir clarifier sa pensée auprès des journalistes! Une aubaine. Le prix du feuillet? Ah mais ça, c'est comme ça, et puis c'est un métier qu'on fait par passion.

Bref, le débat reste tout vert.

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Traduction du texte en image en haut à gauche: "Etant un traduiseur est aimer chevaucher un vélo, à l'exception le vélo est sur incendie, et tu es sur incendie, et toutes les choses sont sur incendie, et tu es dans l'enfer."


Plan du "Jérusalem" d'Alan Moore, avec point noir marquant l'emplacement du chapitre 26


Èveillée, Lucia s’élève aux primerais du seulœil. Selon lavis des merdecins et gratte-malades, elle est de toute évidanse un mystoire, mais fossile à résourde, du morment qu’elle avalanche ses merdoques à heurts fixes…

mardi 13 septembre 2016

Par ici l'âme honnête: Adely en caisse

Dépensier: ainsi est l'homme, contraint de rythmer sa vie en achats pour vivre. Chemin faisant, il nous faut, inlassablement, nous désargenter, en échange de quoi des biens s'invitent dans notre vie, nos yeux, notre ventre. Et pendant ce temps, on s'en doute, tourne le manège du monde, qui fonctionne à l'économique et au carnage, souvent aux deux. La littérature n'est pas toujours à même de dire la dépense, autre qu'orgiaque, et voilà pourquoi le livre d'Emmanuel Adely, Je paie, devrait retenir votre attention. Je paie: ça ne veut pas dire seulement, bien sûr, je débourse, mais également je donne de moi, je me dépouille, me déleste. Sauf qu'ici c'est moins du fric qu'on claque que des claques qu'on reçoit.

jeudi 23 décembre 2010(L'ensemble des frais liés aux découverts assure aux banques plusieurs milliards d'euros de revenus par an, deux milliards d'euros annules selon Le Canard enchaîné.)
j'achète 46,90 un sapin Nordman et une bûche au Carrefour Du positif chaque jour, à 11:13:32; total: 46,90€

Je résume: Je paie est le récit circonstancié et minutieux de toutes les dépenses effectuées par l'auteur entre le 1er septembre 2005 et le 31 décembre 2015, et ce récit s'accompagne de "bulletins", disons d'information, qui sont la trace "objective" d'événements survenus dans le monde. Le principe de juxtaposition, emporté par la lecture fascinée, transforme ce qui pourrait être une sèche recension ménagère en épopée de la dépense. D'un côté, la course du monde; de l'autre, le monde des courses. La folie globale au coude à coude avec le délestage quotidien. Pas seulement pour nous rappeler que tout ou presque a un prix, que notre portefeuille s'ouvre plus souvent que nos gueules. Pour dire, concrètement, la singularité de chaque achat et son éternel retour, dans nos vies cadencées.

mercredi 6 juillet 2011je n'achète rien

Le lecteur, confronté à cette énorme et formidable machine qu'est Je paie, devra s'inventer un chemin, qu'il pourra tenter patient et horizontal ou tout en coups de sonde. Il pourra faire ses emplettes biographiques et tenter d'élaborer un portrait de l'auteur en consommateur, ou suivre l'augmentation du coût des choses, ou se laisser dériver au gré poétique de ces énumération si concrètes qu'elles en deviennent farfelues. Il pourra additionner des morts et des coca, des malversations et des parkas. Savourer, dans la précision, la part de confusion. Se repasser le film tendu des dix dernières années. Chercher des dates précises. 

jeudi 12 avril 2012(De l'iode radioactive a été détecté dans les algues au large de la côte ouest des Etats-Unis, conséquence de la catastrophe nucléaire de Fukushima.)
je paie 26,90 € d'abonnement Bouygues pour solal par prélèvement; total: 26,90€

Ce qui est sûr, c'est que Je paie n'est pas un coffee table book, un de ces livres qu'on laisse traîner sur la table basse entre un flacon d'essence à briquet (6,50€) et deux bouteilles de Freixenet (11€- j'ai vérifié, c'est un vin pétillant des côtes catalanes et Adely en achète fréquemment). Je paie est un livre ouvert, qui semble continuer à s'écrire, et c'est sans doute le premier et le dernier roman réaliste. Mais c'est aussi, à sa façon, un traité de désespoir et un bréviaire affolé. Il ne cache rien mais ne dit pas tout, étant fondé sur un principe absolu: nous ne sommes pas ce que nous achetons. Nous sommes cachés dans nos achats. Ou plutôt: nos achats nous cachent. Une partie de cash-cash – en sommes.

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Emmanuel Adely, Je paie, éd. Inculte, 23,90€

samedi 10 septembre 2016

La bataille de la traduction va commencer

Tempête de cerveaux de traducteurs lors du festival America, dédié aux littératures et cultures d’Amérique du Nord ! Samedi 10 et dimanche 11 septembre, le festival organise en partenariat avec nos amis de l’ATLF un événement ludique et passionnant : des joutes de traduction.

Le principe est simple : le tournoi oppose deux traducteurs. Chacun a reçu, peu avant le festival, un court texte inédit d’un auteur invité. Les traductions préparées, les concurrents peuvent entrer dans l’arène. Commence alors un véritable duel de traduction ­arbitré par un animateur. Cette lutte est l’occasion pour les spectateurs de savourer la complexité du passage d’une langue à l’autre et de comprendre les choix des traducteurs parmi la multitude des possibilités qui s’offrent à eux afin de rendre le texte traduit le plus fidèle possible à l’original.

Samedi 10 septembre, 13h-14h30
Pierre Demarty et Nicolas Richard, sur un texte de Molly Prentiss
Joute animée par Sophie Aslanidès

Dimanche 11 septembre, 14h30-16h
Nathalie Bru et Valérie Le Plouhinec,  sur un texte de Tom Cooper
Joute animée par Valérie Julia

Et pour plus d’informations sur cet événement, consultez le site de l’ATLF.

mercredi 7 septembre 2016

Londres, sa vie, sa vraie vie, sa rêverie

Cela fait des années qu’Iain Sinclair arpente, en cercles, le paysage urbain londonien. Après London Orbital, publié chez inculte en 2012, consacré à la M25, l’autoroute circulaire construite par Margaret Thatcher autour de Londres, le romancier britannique salué aussi bien par Will Self que J. G. Ballard ou Alan Moore, qui voient en lui le meilleur écrivain anglais de leur génération, revient pour son deuxième livre paru en français, London Overground. Cette fois, Sinclair explore sans relâche une nouvelle ligne de métro ouverte en 2010 par le maire conservateur de Londres, Boris Johnson.

Comme à son habitude, Sinclair y décrit les parkings, les stations-service, les supermarchés et les banlieues dortoirs, mais aussi les champs et les décharges, cherchant les traces de présences disparues et de cultes anciens, de lieux qui ouvrent sur d’autres lieux. La méthode Sinclair est implacable : cerner le réel et réduire la focale jusqu’à ce que des formes nouvelles apparaissent. D’une œuvre sans cesse approfondie se révèle peu à peu la psychogéographie d’un lieu : Londres, la tentaculaire. Un chef-d’œuvre littéraire, une balade discursive dans le Londres contemporain qui revisite tous les mythes anglais et la construction d’un inconscient collectif.

« C’était une matinée pour aller voir ailleurs. Explorer un territoire dans lequel je pourrais me défaire du sentiment que la narration était aussi truquée que notre paysage administré. Aussi exotiques soient mes sources, mes lectures ne me satisfaisaient plus. L’histoire était partout la même. »
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Iain Sinclair, London Overground, traduit par Maxime Berrée, éd. Inculte, 21,90€

Une singularité nue à Vincennes


Ma dernière traduction en date, Une singularité nue, de Sergio De La Pava, vient de sortir aux éditions du cherche-midi dans la collection Lot 49. Un gros roman, mi thriller mi Moby Dick (oui, il y a une "baleine" dans le livre, et elle est bipède et elle n'est pas contente), où l'art de la digression et les préparatifs d'un casse improbable s'entrecroisent avec en toile de fond un vaste black-out new-yorkais, le tout assorti de la vraie recette des empanadas.

And you know what? Et toi savoir quoi? L'auteur sera présent à Paris, ou plus précisément à Vincennes puisqu'il est un des (nombreux) invités ce week-end du Festival America. Donc, n'hésitez pas: allez à Vincennes, où des débats et rencontres (et signatures) se succèdent frénétiquement pendant deux jours. 

Sergio de la Pava participera aux rencontres suivantes:


lundi 5 septembre 2016

Le chant des carabosses : l'appétit Jauffret

Il y a peu de chances, cette fois-ci, pour qu’un directeur de fonds monétaire s’amuse à faire interdire une œuvre de l’esprit. Gageons donc que le probe et ithyphallique DSK laissera tranquille le nouveau roman de Régis Jauffret, Cannibales. Rien ne devrait l’offenser personnellement dans ces pages consacrées à l’échafaudage d’un improbable infanticide, perpétré par une mère et une amante sur la personne d’un certain… Geoffrey (qui se prononce comme il s’entend). Sauf bien sûr à tiquer en lisant ces passages où l’auteur, qui sait accommoder comme personne les ingrédients de la tragédie grecque à la sauce Guignol, donne la parole aux femmes.

Certes, le féminisme de Jauffret est d’un calibre un peu spécial, et il manie la répulsion avec l’art consommé d’un jongleur de grenades. D’ailleurs, ainsi que le lecteur s’en apercevra, bouffer son fils n’est pas si évident, sans doute parce que les puissances de la dévoration ont déjà commencé leur travail. Les deux héroïnes de ce roman sont-elles, d’ailleurs, des apprenties anthropophages ? L'action se passe à Cabourg, rappelons-le, c'est-à-dire nulle part. La chair molle du mâle, elles l’accommodent de son vivant, laissant la venaison de la vérité avoir raison de ses ultimes cabrioles :
« Si on les laissait faire [les hommes], si on laissait en roue libre passer le temps, on deviendrait pour eux une putain désintéressée, adorant le ménage, leur ouvrant les portes comme un gentleman, une cuisinière de haute école, une chambrière retapant le lit, changeant les draps en chantant, une gentille beauté distribuant comme des baisers son pardon à chaque vexation, une vierge rayonnante de pureté quand ils nous promènent dans leur famille, une belle salope les jours où ils rentrent de leur travail émoustillés par une vidéo visionnée entre une réunion et un rendez-vous avec un client obsédé de ristournes et de gestes commerciaux. »
Le fait est que Jauffret aime à s’écarter de la narration, ou plutôt à écarter la narration, comme on arrache la peau pour mieux voir les os, et ce afin de laisser les voix et les corps se vautrer dans la rouerie de l’existence. Semant à dessein la confusion dans l’esprit du lecteur quant à la réalité de certains épisodes, faisant du récit épistolaire non le lieu et l’espace d’un échange mais la nasse où piéger les désirs et les fantasmes (« Déjà la métaphore ronge nos lettres […] »), l’auteur de Cannibales prend une fois de plus un cuisant plaisir à conspuer le matador ordinaire :
« Il faut les adorer [les hommes], autrement ils boudent, se dénigrent, nous montrent leur faiblesses pour nous attendrir, nous convaincre qu’ils sont des ratés, des rebuts, des malles poussiéreuses remplies d’échec, de désillusions, de défaites. Ils nous croient bouleversées, prêtes à boire leur amertume ou s’en pourléchant comme d’un verre de beaumes-de-venise et plus amoureuses encore après avoir dégusté les eaux usées de leur orgueil. Un amour désormais compassionnel, apitoyé, vraiment merveilleux car alors nous les aimerons tout entiers jusque dans les recoins les plus abjects de leur personne, nous adulerons cet homme effondré que nous trouverons plus charmant encore que le héros qui nous avais séduites. »
Tous les romans de Régis Jauffret sont des asiles de fous, des abattoirs d’opérette, mais les portes et les fenêtres sont restées ouvertes, et l’on ne sait jamais trop en s’y hasardant si l’on est encore visiteur ou déjà patient. Ici, deux amazones mitonnent un festin. Le petit coq humain rissolera-t-il ? Qu’importe. Chaque page du livre est un billot, et le lecteur ne peut faire autrement que lécher le couperet.
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Régis Jauffret, Cannibales, éditions du Seuil, 17 €

samedi 3 septembre 2016

Il y aurait du sang: double trouble selon Ana Tot

Continuons notre tour d’horizon exhaustif et impitoyable de la rentrée littéraire, qui cette année se distingue une fois de plus par — hum, pardon, je ne sais pas pourquoi je commence ainsi ce post, puisque mon intention est de vous parler d’un livre et non de décrire le fonctionnement de cet éternel tournez-manège qu’est la marée livresque de septembre. Fermons donc cette parenthèse qu’aucun signe n’a daigné ouvrir.)

Comme l’indique assez clairement son nom par deux fois palindromique, Ana Tot s’intéresse à l’envers et à l’endroit des choses. Dans son nouveau livre, méca, elle s’attaque en quarante-trois textes à la duplicité du dire. Soit un énoncé, assorti de son contraire. Comment la langue s’en empare-t-elle ? Comment commenter la comparaison contrariée ? Faire parler la langue, c’est bien sûr la faire bégayer. Dire le dire, ses détours et ses dérivations passe par une expérience rhétorique. On n’est pas loin de la maïeutique, même si ici le curseur est sans cesse repoussé :
« les choses ne sont pas comme elles sont. Les choses sont comme elles ne sont pas. A la rigueur, les choses sont ce qu’elles sont, mais pas comme elles sont. Si je te dis que tes cravates sont comme des chaussettes – c’est un exemple, je ne parle pas de toi – ça ne veut pas dire que tes cravates sont comme des cravates. Est-ce que ça aurait un sens de dire qu’elles sont comme des cravates alors que justement ce sont des cravates. »
Voilà. Le mot et la chose. Le mot qui la chose. La chose que le mot fait être. Ou taire. Car le mot cache la chose comme l’arbre la forêt, ne nous leurrons pas. Et si nous nous leurrons, faisons comme si nous n’en savions rien, sinon le leurre aura échoué. De même, on pourrait considérer les textes d’Ana Tot comme de purs carrousels rhétoriques, des équations bancales, des analyses d’analyses ; oui, ça fait souvent cet effet, le langage qui se mord la queue et nous décrit la morsure tout en mesurant la queue. Mais en fait, non. Jamais quand la langue s’ausculte on ne sent mieux la présence du corps. Paradoxe ? Je ne crois pas. En travaillant la matière duelle des expressions (accepter/refuser ; ce qui importe/ce qui n’importe pas…), Ana Tot exhibe avec ténacité les forces physiques qui nous poussent à doubler toutes nos assertions :
« j’ai parfois besoin de me dédoubler. Je me parle alors comme si je m’adressais à une autre. Je me sermonne. Je m’encourage. Je me dis – je lui dis : La seule vie qui vaut la peine, c’est la tienne ! Hé, moi ! C’est à toi que je parle ! Evidemment, je ne me réponds pas – je ne lui réponds  pas. »
Esquivant tout systématisme malgré sa hargne systémique, s’appuyant sur l’humour pour faire affleurer l’éventuel tragique, la machine méca, par sa scansion performative, se mue lentement mais sûrement en traité de savoir-survivre : dans la langue, à sa périphérie, avec les armes du corps articulant. A cet égard, les derniers textes du livre – disons les trois ou quatre derniers – montrent si besoin est que toute linguistique incarnée est une machine de guerre :
« Je sais d’expérience que si j’ôtais le masque de silence pour parler… que si, dissipant l’ombre, j’écartais mon double de parole pour me taire… qu’alors, fatalement, il y aurait du sang. »
Rien à redire, tout à relire. Filez chez votre libraire et exigez votre dose de méca.
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Ana Tot, méca, éd. Le Cadran ligné, 13 €

jeudi 1 septembre 2016

Moore à Jérusalem


En attendant la traduction aux Editions Inculte à la rentrée 2017, voici la bête, à paraître en anglais le 13 septembre. 1 184 pages.