lundi 11 juillet 2016

Ça se passe comme ça, à Knockemstiff

L'été ayant enfin commencé. Le Clavier Cannibale ne se gêne pas pour ressortir de ses soutes quelques articles anciens, pour ceux ou celles qui seraient passés devant sans les voir. Parce qu'il vaut toujours mieux trop que pas assez. C'était le 17 juin 2010…

Ça se passe dans l'Ohio, dans la défunte ville de Knockemstiff – paix à son âme, aimerait-on dire, mais il est peu probable qu'après le recueil de nouvelles entrelacées de Donald Ray Pollock, Knockemstiff connaisse jamais ne serait-ce que l'ombre illusoire de la quiétude. Car dans ce bled du Midwest, peuplé de personnages non pas hauts en couleurs mais gris comme des rats, l'espoir est un cadeau que ne décerne aucune loterie. Chacun aimerait bien décoller, même sur quelques centimètres, comme ces poules que la vision d'un geai a enhardies, mais le billot n'est jamais loin, maculé du sang d'une précédente victime, et quand les plumes volent, c'est juste que le carnage mène la danse. A Knockemstiff, le quotidien est si pesant qu'un brin d'inceste ou une once de raclée suffisent à divertir les désespérés. Rares sont ceux qui parviennent à échapper à l'attraction répulsive (jamais oxymoron n'aura mieux convenu…) de cette bourgade aussi gaie qu'une rediffusion d'As the World Turns à deux heures du matin quand la bière vient à manquer.

Donald Ray Pollock ne s'est pas contenté d'accumuler les récits glauques et les anecdotes affligeantes, il a bâti son recueil dans l'espace et le temps, offrant une coupe verticale de la ville et de ses habitants, les lâchant ici pour les reprendre là, variant les voix mais pas les issues, fouillant la noirceur des consciences au cas où s'y nicherait une pépite, même terne, même friable. Alors on vole, on ment, on sniff, on viole, on insulte, on frappe, on trompe – oui, ça se passe comme ça, à Knockemstiff: l'impasse est telle qu'on s'enfonce toujours un peu plus dans le mépris de soi et de l'autre.
Etonnant recueil qu'on n'ose pas abandonner en cours de route, malgré le roulement des échecs et l'inéluctabilité des drames, comme si, à l'instar des habitants de ce lieu défoncé, continuait de palpiter non pas un espoir de s'en sortir – on n'en est plus là, hélas – mais la certitude de voir éclore, à bout d'humanité, un moment de grâce – et la grâce, bizarrement, est présente ici, elle affleure, telle une menace, une impossibilité à disparaître:
"Le vent s'est levé, et a voiture a commencé à se balancer. Des flocons de neige passaient par les fentes et voletaient au-dessus de ma tête. A tâtons, j'ai ramassé le petit crâne d'un pauvre petit oiseau et je l'ai tenu longtemps dans ma main. Il semblait contenir tout ce que j'avais fait dans ma vie, bon et mauvais. Et puis je l'ai glissé, aussi fin et fragile qu'une coquille d'œuf, dans ma bouche."
Terminus Knockemstiff — oui. Mais formidable matrice à destins crasseux, rêves imbibés de vapeurs de colle, hontes bues jusqu'à la lie, complicités piétinées et aspirations souillées. Un univers dévoyé proche de celui décrit par J Eric Miller dans le fracassant Protection des animaux & Pornographie.
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Donald Ray Pollock, Knockemstiff (traduit de l'américain par Philippe Garnier), éd. Buchet-Chastel, 20 €

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