jeudi 31 mars 2016

Le tweet (flippant) du jour

Bordeaux en bullant: escale lecture

Demain, à Bordeaux, débutera la manifestation littéraire L'Escale du livre/Festival des créations littéraires, l'occasion pour tous ceux qui seront là-bas de — bon bref, vous savez ce que c'est: des auteurs, mais aussi des écrivains, le tout assorti de rencontres, signatures, et cetera.

A la demande de Patrice Luchet, et dans le cadre des événements concoctés par la galerie N'A QU'1 ŒIL, je participerai à une soirée lectures en compagnie de Patrice Luchet (par ailleurs auteur de l'excellent et faussement minimaliste Le Sort du Parasol, éd. Série discrète), Julien d'Abrigeon (goal volant de la poésie-action), Bruce Bégout (phénoménal phénoménologue) et Laura Vasquez (poétesse, auteur du récent Menace aux éditions Derrière la salle de bains). 

Cette lecture-performance aura lieu, ainsi que vous pouvez le vérifier par vous-mêmes sur l'image ci-contre et qui est comme qui dirait un flyer, à 22h le samedi 2 avril, à la Galerie qui n'a pas deux yeux sinon elle s'appellerait pas comme ça (19 rue Bouquière).

(La forme de cette lecture? Nous allons y travailler tous les cinq dans la journée du samedi, chacun apportant divers textes afin d'établir, espère-t-on, une super nova passablement scandée où micro-récits et poèmes frappés se passeront le relais à un rythme totalement anti-totalitaire. Le but étant de ne pas soûler les gens avec des lectures individuelles interminables qui donnent juste envie de lire des extraits d'haiku.)

Bref, venez très beaucoup, d'autant plus que ces lecture seront suivies d'un concert de Manu Louis, connu pour différents projets musicaux comme le post-moderne pop Funk Sinatra, le duo lyrico-trash We are not Flowers et « l’ensemble champêtre » The Gardening Group.

Donc, je résume: samedi soir, vous n'irez pas vous enfermer chez vous avec une pizza molle pour lire le dernier roman de David Foenkinos (qui ne s'appelle pas Pizza molle, même si… oui, bon, passons), vous vous prendrez gentiment et sauvagement par la main et vous vous dirigerez d'un pas résolument chaussé vers la Galerie N'A QU'1 ŒIL.

Le dimanche, votre programme est tout tracé. Vous irez de nouveau à l'Escale du Livre et vous viendrez me voir sur le stand de la Librairie La Mauvaise Réputation où je vous signerai un de mes livres si vous me promettez d'acheter le nouveau livre d'Annie Ernaux, Mémoire de fille. Oui, c'est le deal. Non, ce n'est pas négociable.

Et sinon, ce week-end, à l'Escale, vous pourrez croiser pas mal d'écrivains (en plus des gens qui rédigent des livres), au nombre desquels je me contenterai de citer Vincent Message, Mathieu Lindon, Olivia Rosenthal, Hélène Gaudy, Mathias Enard, Jean Rolin, Christian Garcin, Yves Pagès, Philippe Adam, Olivier Rolin, et Fred Léal. Tout le programme c'est par ici et par là: ici et là. Et en plus il va faire beau, comme n'a jamais dit Kierkegaard. 

(Il y a aussi un grand entretien avec Alain Juppé le samedi à 11h 30, pour causer du "bon fonctionnement du système judiciaire", de la "sécurité", de la "lutte contre l'immigration illégale" et de la "laïcité", mais malheureusement c'est pile à l'heure où j'ai mon cours illicite de droit arabe dangereux, aussi ne pourrais-je pas assister à cette rencontre certainement passionnante.)

mardi 29 mars 2016

Penser l'irréparable

Ce qui nous dérange profondément, d’un attentat à l’autre, c’est l’émergence en nous d’une conscience, une conscience dont nous ne voulions pas et qui nous dit, de plus en plus clairement, que, désormais, la paix, que nous concevions comme une entité, est devenue une simple donnée soumise à des variables.

Ce qui nous arrache à nous-mêmes, c’est le fait de savoir que la terreur est maintenant l’autre nom de la vie redéfinie par ceux qui la jugent inconvenante.

Ce qui nous abat, c’est de comprendre sans vouloir l’admettre vraiment que ce qui se passe, en Europe comme presque partout ailleurs, ne saurait a priori avoir de fin, ne peut pas finir du jour au lendemain, puisque en changeant la parole en feu, ceux qui frappent ont réduit leur message à sa plus simple expression : en échange de nos morts, ils ne veulent rien. Il n’y aura pas de transaction, pas de pourparlers. Pas d’otage ni de rançon. Le message qui nous est envoyé n’est pas une question.

Ce qui nous dérobe à nous-mêmes, c’est le visage de notre impuissance, qui pousse des millions de gens à réagir aux attentats par des déclarations de résistance, d’espoir ou d’amour qui sont comme des bulles sourdes dans l’eau sourde. Nous exprimons notre solidarité comme si soudain, dans le sang, par le sang, elle prenait sens, en essayant de ne pas la laisser devenir une pure haine de l’autre.

Le terrorisme est l’idéologie réduite à sa quintessence. Nous avons pris l’habitude de massacrer, de laisser massacrer, de déporter, de laisser déporter, d’humilier, d’abaisser, de coloniser, de laisser coloniser, et ce dans la plus froide conscience d’une invraisemblable impunité, mâtinée de mauvaise conscience, de remords, d’autocritique. Persuadés d’avoir à jamais élu domicile dans le grand paradis perdu du Bien. En face de nous, ceux que nous décrétons barbares n’attendent rien de nous, ni compassion ni compréhension ni définition. Ils frappent, comme nous avons toujours frappé, mais sans s’embarrasser du protocole lié en Occident à la mise en œuvre des exactions, sans les falbalas de la guerre officielle. Nous nous doutions pourtant que la guerre était une vaste opération financière teintée de cynisme, et voilà que d’autres s’arrogent le droit d’en faire ni plus ni moins qu’un mode de vie.

Ce qui nous effraie aujourd’hui, c’est justement la découverte de cet effroi dont on a compris qu’il remplaçait désormais tout discours, qu’il était le nouveau visage du discours, sa défiguration. La peur est devenue un monologue, à peine articulé. Considérés par ceux qui nous frappent comme coupables de toute éternité, nous nous réveillons désormais victimes à chaque souffle, et en déduisons une soudaine innocence qui ne nous sauve de rien, ne nous aide en rien, ne nous fait même pas du bien. Nous sommes scandalisés, choqués, bouleversés — convoqués au banc des dérangés. Mais ceux qui frappent, au Mali, en France, en Belgique, au Maroc, et un peu partout, nous refusent bien sûr cette précieuse présomption d’innocence. Pourtant, pas de déclaration de guerre, pas de défilés, pas de sommations ; pas de Dresde, pas d’Auschwitz, pas d’Hiroshima ; pas de tractation, de trahison, de concession. — Juste des explosions. Des assassins qui s’assassinent en assassinant, se soustrayant ainsi à nos justices. Sous le haut et diffus commandement de puissances qui s’enrichissent à notre insu, avec l’argent du pétrole et de l’esclavage sexuel.

Désorientés, nous confondons tout, terrorisme migrants islam foi barbe faciès allah désert mosquée. Oui, même notre confusion est confondante. Nous essayons d’être Charlie, d’être Bruxelles, d’être Bataclan, nous peinons à être aussi Ouagadougou, Maiduguri, mais nous tâchons, néanmoins, d’être et de rester les survivants des morts.

La première victime, aujourd’hui, semble, à l’ombre des chairs éparpillées, la pensée. Ce n’est pas le Mal que nous devons réapprendre à penser. Ce n’est pas seulement la notion d’ennemi, le concept de religion, les techniques de représailles que nous devons ré-examiner, mais la pensée elle-même. Comment penser l’impensable et l’impensé que génèrent et le monde et notre vision du monde ? Peut-on encore penser soi-même et l’autre quand la seule chose à laquelle nous consentons librement c’est notre asservissement à l’opinion ? quand nous renonçons à tout ce qui est susceptible de nous singulariser pour mieux participer à la grande braderie des affects ? quand pour nous, désormais, penser se résume à dire? à répéter ce qui se dit ? quand l’appétit d’instantanéité nous permet de faire l’économie de cette médiation entre soi et l’autre qu’est la pensée?


N’est-il pas impérieux de commencer à penser l’irréparable, cet irréparable qui est comme un horizon maudit et dont nous portons l’empreinte en chaque pli de notre histoire ? Si ces attentats résonnent comme des échos, ne pourrait-on essayer d’entendre, dans nos mémoires, la déflagration initiale ? les percussions antérieures ? Quand avons-nous commencé à tenir à distance de nos mémoires cet irréparable ? Quand avons-nous, collectivement et individuellement, renoncé à entreprendre l’immense et complexe processus de réparation ? Quand nous sommes-nous décrétés innocents afin d’être sûrs, un jour, d’être victimes ? N’aurions-nous pas, un jour, rendu les armes en les vendant, cyniquement, aux plus offrants ?

vendredi 25 mars 2016

Artaud, ouvrier émotif — de la traduction au transbordement

En septembre 2014 ont eu lieu les neuvièmes rencontres de Chaminadour, à Guéret. Elles étaient consacrées à Antonin Artaud et sont désormais disponibles sous forme d'un livre publié par l'Association des lecteurs de Marcel Jouhandeau et des amis de Chaminadour. C'est peu de dire qu'elles furent passionnantes, à en lire les comptes rendus. On y trouvera de nombreuses communications fouillées qui permettent de mieux lire Artaud, en mettant son travail d'écriture en rapport avec les quelques langues qui ont traversé son existence.

C'est le cas de la première intervention, intitulée "Antonin Artaud et l'imaginaire de la traduction", signée par Mathias Verger. Partant du postulat que "l'effraction linguistique est ce qui produit la jouissance vertigineuse de la langue", Verger montre comment Artaud, "partagé entre les langues" et jouant "fréquemment sur 'l'indétermination de ses origines'", recourt au grec, à l'italien et au français, au latin aussi, voire à l'anglais. Ainsi en va-t-il du terme inventé "golosité", qui vient de l'italien golosita, la gourmandise. Ou du mot "couti", qui veut dire boîte en grec, et qu'Artaud aime à confronter aux mots clouté et couteau. Et Verger de commenter:
"En faisant sonner le sang grec dans le poème français, il s'agit moins de retrouver une raison étymologique (qui serait finalement une sorte d'allégeance aux généalogies linguistiques) que de se faire 'barbare', c'est-à-dire de parler en langues étrangères, au risque de l'incompréhensible, et donc en dehors du périmètre tracé du logos."
Pour caractériser le travail de translation auquel se livre Artaud, Mathias Verger reprend un verbe utilisé par Artaud lui-même, le verbe "transborder", et qui figure dans une lettre adressée par l'écrivain en juillet 44 à Pierre Seghers, à propos de la traduction de Poe:
"L'inspiration, la délibération passionnelle initiale sont d'Edgar Poe, mon travail est celui d'un ouvrier émotif qui transborde de langue à langue non pas des tournures de syntaxes et des formes grammaticales mais ces perceptions innées du Verbe par lesquelles le Poète demeure en contact éternel avec les mondes d'inhumanité."
Verger fouille alors les méandres de ce précieux verbe – qui indique à la fois un déchargement, mais contient aussi le mot transe, ainsi que l'anglais border (frontière), en concluant:
"Il y a toute la transe du corps extatique et dansant dans le verbe 'transborder', mais il y aussi la rémanence du préfixe de la trans-lation. On pourrait lire 'transborder' comme un mot-valise qui fait entendre le drame de cette langue toujours déjà sur le départ, en traduction. 'Transborder' est lisible comme une métaphore de la traduction, mais c'est aussi à la lettre un mot qui hésite sur les frontières. […] Les rebords de l'écriture d'Artaud sont à chercher du coté des langues étrangères."
Non seulement cette notion pertinente de "transbordement" peut nous aider à mieux comprendre certains aspects de l'œuvre d'Artaud, mais il est évident qu'elle permet également de repenser le travail de toute écriture cherchant à s'éprouver dans ses origines et son instabilité, tout comme elle peut se révéler une formidable clé du travail de traduction. Ecrire, ce serait donc, pour certains écrivains, moins faire l'expérience des limites que déplacer les "rebords" de la langue, les dédoubler, les surimposer à d'autres bords, bref, écrire non seulement avec sa langue mais avec celles que rêve ou qu'a rêvé notre langue, avec celles qui la traversent, la hantent et parfois la griffent pour mieux la vivifier.

Ecrire et traduire auraient alors en commun cette nécessité "barbare" d'envahir et de se laisser envahir par d'autres langues, jusqu'à ce que la langue elle-même de l'écriture – la "langue mineure", comme diraient Deleuze et Guattari – devienne elle-même, dans sa quête d'un dérangement permanent, barbare. Et le fait est qu'on ne saurait ni écrire ni traduire sans entendre et faire entendre le barbare qui "somnambulise" en soi – c'est-à-dire non pas le vandale accompli, mais le migrant rêvé, celui qui vit son devenir dans l'expérience des bords, de leur passage. Ce qu'Artaud appelle, de façon magnifique, un "ouvrier émotif".


jeudi 24 mars 2016

Tuiles et chuchotements: l'image-Ernaux

Il y a, dans Regarde les lumières mon amour, ouvrage d’Annie Ernaux consacré à l’observation d’un hypermarché, un passage qui, aux yeux et à la mémoire d’un lecteur de son œuvre, retient particulièrement l’attention. Passant devant l’étal du poissonnier, Ernaux a cette notation :
« A droite de l’étal, cette impressionnante couche de morues salées qui se chevauchent, comme une sorte de toit incliné en vieilles tuiles grisâtres. »
Il est rare en effet de trouver, sous la plume d’Ernaux, des comparaisons, tant son souci d’aller à la rencontre du réel cherche à faire l’économie du « détour ». On parle souvent à propos de son style d’écriture plate, mais sans doute faudrait-il nuancer et parler plutôt d’écriture perpendiculaire. L’écriture comme une ligne droite allant à la rencontre d’une autre ligne, celle du réel, afin qu’à leur jonction se crée comme un angle droit, d’où peut alors partir, en une diagonale inédite, la lecture.  L’écriture, non-parallèle, ne suit pas le réel comme une ombre ou un écho, mais au contraire se dirige vers lui, s’y heurte, ou du moins tente un contact durable, précis. Ernaux a souvent dit qu’elle cherchait à écrire « en-dessous » de la littérature, c’est-à-dire non pas « en dehors » mais comme un cran au-dessous d’une langue qui s'obstinerait à subir l’attraction du beau. De là, donc, chez Ernaux, l’absence obstinée d’images, de métaphores – mais non de sensations.

Or voici qu’au détour d’un paragraphe, elle s’autorise une image, et compare donc un étal de morues à un toit de tuiles. On peut supposer que les images viennent souvent à Ernaux mais qu’elle leur refuse le droit de siéger – et parader – dans ses textes. L’association visuelle, sonore, etc., doit se produire certainement, mais il y est fait barrage, dans la mesure où la tentation esthétique est précisément perçue comme une tentation, une sorte de déclassement ascendant, qui aurait l’inconvénient de diluer la puissance de la chose observée. Pourtant, dans cette phrase, une comparaison s’insinue, avec l’insistance presque involontaire d’un souvenir. Comme si la vision suggérée était plus forte que l’interdit poétique énoncé. Une sorte de refoulé, si l’on veut.

On pourrait y voir le symptôme d’une absence, le rappel d’un point aveugle. De quoi traite justement le livre d’Ernaux? D’un hypermarché. Or à aucun moment dans le livre Ernaux ne fait allusion à ce fait biographique qu'elle a pourtant plusieurs fois développé, à savoir que ses parents tenaient une épicerie, et que l’essor des moyennes puis des grandes surfaces a contribué au déclin de leur commerce, instaurant entre eux et leur clientèle un rapport complexe, fait de méfiance, de déception et de ressentiment.

En choisissant l’hypermarché comme sujet d’observation, Ernaux opére donc un choix violent. Elle va traiter d'un réel qui a sonné le glas d’une certaine entreprise familiale. Le temple de l'hypermarché va de pair avec l'obsolescence de la chapelle familiale. Et c’est sans doute cela, cette réalité passée, ce lieu de vie ici tu, qui fait surface dans la vision de cet étal de morues. A l’instar d’un « petit pan de mur jaune », les « vieilles tuiles grisâtres » marquent, dans le monde de briques, d’acier et de verre que décrit Ernaux, le retour d’un spectre, celui du domestique, de la chose périclitée. J'en profiterai pour citer ici une autre phrase d'Ernaux, extraite d'un tout autre texte :
« C’était au-dessus de la maison du boulanger que je voyais venir le temps. Non qu’elle fût plus basse que toutes celles qui enserraient la petite place mais elle se dressait du côté de l’Ouest et son toit de tuiles rondes, blondies par le soleil, se trouvait à contre-courant du ciel. »
C’est en quelque sorte à « contre-courant » que ces fameuses tuiles ont voyagé, afin de revenir poser leur dos  las et ancien au cœur de la modernité aseptisée. Et il faudra parvenir à la toute dernière phrase de Regarde les lumières mon amour pour qu’in extremis, au détour d’une réflexion sur une éventuelle nostalgie future, l'auteure laisse passer un mot ô combien chargé de sens pour elle, celui d’épicerie :
« Alors les enfants d’aujourd’hui devenus adultes se souviendront peut-être avec mélancolie des courses du samedi à l’Hyper U, comme les plus de cinquante ans gardent en mémoire les épiceries odorantes d’hier où ils allaient ‘au lait’ avec un broc en métal. »
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Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, Seuil, coll. Raconter la vie, 2014, 5,90€



lundi 21 mars 2016

Naissance des angles: Sépànd Danesh

Sépànd Danesh est né à Téhéran et vit et travaille entre Paris et Bruxelles.

Une exposition est consacré à ses derniers travaux en ce moment à la Galerie Backslash, jusqu'au 2 avril.

Une rencontre avec l'artiste aura lieu vendredi 25 mars à 19h30, à l'occasion de la sortie d'un livre co-écrit par Sally Bonn et Bernard Comment, édité par la galerie et le Bureau des activités littéraires (sous la direction de Nathalie Lacroix et Sally Bonn). 

Galerie BACKSLASH
29 rue Notre-Dame de Nazareth
75003 Paris
mardi-samedi 14h-19h


"Les recherches de l’artiste franco-iranien Sépànd Danesh se regroupent autour d’un monde nourrit de silences où chaque geste et chaque détail nous proposent une interprétation libre. Chacune des oeuvres admet l’évidence d’une solitude non imposée mais régie par l’histoire propre de l’artiste, dont la famille a fui l’Iran après des années de guerre. Nourri d’une nouvelle culture française dont il a dû apprendre la langue à travers les livres, Sépànd Danesh s’est appliqué à faire jouer cette double identité. Des références aux grands écrivains français jusqu’aux notions iconographiques des représentations occidentales, il ne met pas de côté les souvenirs de l’Iran du dernier Shah. Un travail et une méthode longuement réfléchis régissent la série des toiles où le coin devient le sujet principal; ce coin qui image à la fois la punition de l’enfant mais également l’impossibilité d’avancer. C’est un lieu de recueillement, imposé ou non. Quelques éléments iconographiques mûrement choisis nourrissent ces verticalités et proposent ainsi une interprétation à chaque fois différente.

L’artiste s’attache également, depuis le début de son enfance française, à recopier les sommes des grands écrivains, tel Marcel Proust. C’est un geste lent et méditatif qui admet l’idée d’une langue à apprendre de façon imposée et stricte.

Enfin, une série de petits dessins réalisés, au jour le jour, depuis des années, permet à l’artiste de coucher des idées sur une page, de raconter son histoire et de se souvenir, de ne pas oublier, action indispensable à qui a dû fuir et se réadapter à une nouvelle culture."
(Présentation de l'œuvre de l'artiste par la Galerie Backlash)

vendredi 18 mars 2016

Moore to come


Le rond-point, théâtre des opérations

En décidant d’écrire un livre sur le rond-point, Jean-Michel Espitallier s’est embarqué dans une aventure périlleuse, autant pour lui que pour le lecteur. Il y avait le risque pour l’un de tourner à vide et pour l’autre d’être mené en bateau (ou en auto). Mais, curieusement, voire quasi philosophiquement, le rond-point se met très vite, sous l'impulsion d’Espitallier, à passer pour ce ce qu’on n’aurait jamais cru qu’il puisse être : un nœud linguistique, un vortex à la fois gourmand et généreux qui avale et distribue. Une pompe, un cœur, un tourniquet à énonciations.

Rien de plus concret qu’un rond-point, qui n’existait pas franchement avant que son nom existe. Il est la chose faite mot en même temps que le mot fait chose, le degré zéro du symbolique, l'utile rendu utile. Organe et fonction, il « s’affirme comme le point d’un suspense qui donne les clés de ses possibles dénouements ». Rien de plus abstrait, donc, aussi, qu’un rond-point. Il gère les flux et produit des images (avec lui, la route « fait le paon ») ; il pose la question de la définition et de l’identité, de la régulation et de l’autorité, de l’interdit et du possible ; il est fini et infini ; doux et violent ; libertaire et autoritaire. Axe défroissé ? Plutôt mystère limpide —
« D’où il découle que, chaque ici étant le point de départ de tous les là-bas, chaque rond-point nous met sur la route de tous les ailleurs. »
Et Espitallier de nous rappeler à raison que depuis n’importe quel rond-point on peut rallier si on le veut Budhan Bhath, Magadan ou Saint-Pourçain-sur-Sioule.

Tourner en rond : ainsi s’intitule le livre de Jean-Michel Espitallier. On pourrait en déduire qu’il y a quelque chose de vain dans cette entreprise, un peu comme lorsqu’on emprunte un rond-point, mais que, hésitant sur la direction à prendre, on accomplit un tour complet, sentant soudain l’ivresse à la fois joyeuse et déprimante de la giration (ça m’arrive trois fois sur cinq, j’ai même l’autre jour, à Sceaux, emprunté un rond-point qui pourtant ne permettait qu’une seule sortie, étant situé dans une rue à sens unique et dépourvue à cet endroit précis de rues latérales perpendiculaires, c'était vertigineux, comme d'être coincé dans un loop temporel…). Il n’en est rien. Le rond-point, pas plus que la pensée et le langage qu’il produit, n’est vain (ou alors le monde est vain, les mots sont vains, etc.).

C’est tout le contraire, en fait, qui se passe : le rond-point est un moteur (à pensées, expressions, flux, décisions…), une espèce de big-bang permanent, qui contraint l’écrivain Espitallier à en épuiser les possibles pour mieux dynamiser sa pensée-langage. Peut-être peut-on faire de même avec la cuiller ou le bracelet de naissance, je ne sais pas, mais il est clair qu’il y a dans le rond-point une puissance monstrueuse, comme s’il singeait à sa façon un peu sage et niaise l’Instant standard de toute décision, de tout changement de direction. Il est à la fois être et néant, souvent assorti de géraniums. La langue elle-même semble être faite d'innombrables ronds-points, que l'usage prescrit, que la morale entretient, que le commun emprunte. 

Ecrire, c’est donc, peut-être, sûrement, quitter la route. Partir dans le décor. Mordre sur le terre-plein. après avoir accéléré au moment de passer sur le gendarme. Accélérer quand il faut ralentir. S'arrêter quand il ne faut pas. Dès lors, toute digression rotative (admettez le concept…) sur le rond-point met face à l’angoisse non de la page blanche mais de la chose blanche, du mot blanc. En outre,
« Le rond-point fait événement. Il interrompt la régularité (la régulière régularité) du déplacement, mais c’est en quelque sorte pour la recharger. Cette interruption qui comprime le flux est donc, en quelque sorte, un accident de la circulation. »
Ergo, un rond-point est un crash-test invisible. (Corollaire : Sur la route du doute, le point rompt.)

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Jean-Michel Espitallier, Tourner en rond, de l’art d’aborder les ronds-points, PUF, 12 €

jeudi 17 mars 2016

La Trilogie du revoir de Botho Strauss

Ecrite spécialement en 1977 pour la troupe de la Schaubühne, la pièce La Trilogie du revoir, de Botho Strauss, révélée en France par Claude Régy l’année suivante, est actuellement sur les planches au Théâtre des Gémeaux, à Sceaux, dans une mise en scène de Benjamin Porée, après avoir été présentée à Avignon en juillet dernier.

Dans le cadre d’une exposition de tableaux organisée par des « amis des arts », les langues se délient, les sentiments dérapent, les relations cahotent. La parole, d’abord guindée, se dégonde vite. Les conflits et les engouements s’enlacent. Aux tableaux exposés, critiqués, racontés font miroir d’autres agencements tout aussi exposés, critiqués, racontés, ceux des individus qui vivent de l’art, bien ou mal. Dans le rapport à la création, et à la chose créée, se noue et se dénoue la passion du re-voir : comment changer face à la toile inchangée, quelle permanence accorder à nos désirs.

La mise en scène de Porée recourt à divers subterfuges pour permettre à cette valse hésitation de prendre tout son sens et toute sa dynamique : un plateau doté de deux cercles rouges, enchâssés et tournants, avec au centre l’immense banquise d’un canapé à deux pans, qui permet de cacher et montrer tour à tour les acteurs de cette « never-ending party » dont la pièce se fait le vivier chamboulé. En fond, une vaste baie vitrée compartimentée, au verre dépoli, qui rend les corps distants, échangeables, même si, filmés, ils continuent d’exister sur les deux murs latéraux de la scène, à la fois présents-absents.

Pendant plus de deux heures, les dix-sept acteurs de Porée se croisent et s’évitent, aussi bien dans les remous de la parole que dans les circonvolutions des mouvements, composant de temps à autre des tableaux vivants, soit pris dans un ralenti saisissant, soit éclairés tels des spectres pétrifiés. Menacés par la censure, ils s’égarent dans les méandres instables de leurs compromissions, volatiles jusqu’à la fureur. Bousculés entre franchise et manœuvre, ils semblent en quête d’une implosion salvatrice. Traqués par l’image, et voués à sa célébration, ils peinent dans leur chair, se réfugiant dans une parole de plus en plus scindée.
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Botho Strauss, La trilogie du revoir, mise en scène de Benjamin Porée, Théatre des Gémeaux, se joue jusqu’au 20 mars.




Histoire d'H

Jacques Barbaut avait déjà réglé son sort à la lettre A dans un ouvrage intitulé A As Anything, anthologie de la lettre A (2010). Il récidive ces temps-ci avec H ! Hache ! Hasch ! Hallucinations de la lettre H.

On sent bien qu’entre ces deux livres, avec eux, est poussé comme un grand cri – de révolte ? d’étonnement ? de soulagement ? Oui, un AH ! claque et retentit – faire la sourde oreille serait inutile. Barbaut a quelque chose à dire. Ou plutôt à écrire, lui pour qui le sens n’est pas loin d’être une mascarade, et l'alphabet une gamme en peine. Qu’est-ce qu’une H, donc ?

Lettre peut-être plus mystérieuse que les autres, « être fictif issu de l’écriture », à en croire Saussure que cite Barbaut, l’H est moins aspirée qu’on le pense mais inspire à qui mieux-mieux. Tous les auteurs convoqués par Barbaut lui tressent un cénotaphe ambigu, parfois même à leur insu. Mais c’est avant tout sa forme qui retient l’attention de Barbaut, lequel n’hésite pas à présenter son ouvrage ainsi :
« Hasch ! Hache ! H ! accueille en son sein citations, phantaisies diverses, arithmosophies, quasi-calligrammes, poésies sonore et optique. »
Bon, vous me direz que le titre, dans cette citation, est ici quelque peu chamboulé, mais Barbaut est un peu un artiste du chamboulement comme d’autres de la faim. Zutiste tendance aquoiboniste. Il ne croit que ce qu’il lit, et encore. Mais ce qui l’attire, dans l’ombre hiératique de l’H, ce sont ses vertus sécantes, cette fière allure de guillotine qui permet de couper court aux longs discours. Ainsi, l’H – que personnellement je m’obstine à élider par pure perversité – jouerait le rôle de grand monolithe noir sur la planète alphabétique (et humaine). On le retrouve d’ailleurs dans de nombreux patronymes divins – yHwH, jéHovaH, yaHvé, éloHim, cHrist, allaH, maHomet, tHot, hetc.

Bref, Barbaut brandit et abat sa H sur l’amère gelée de la littérature, débusquant ses usages, hasards, vices, vertus, audaces, rites. Exégèse patraque ? potacherie lettriste ? Il est possible, comme l’insinue Maurice Leblanc dans Les Huit coups de l’horloge, que l’H soit une sorte de sésame, un mot secret qui, une fois prononcé, ou décliné, ou combiné, déclenche une série de calamités. Tel le pharaon qui l’hab(r)ite, l’H serait-elle porteuse d’une malédiction ? Parce que, parfois, muette ? On le sent, derrière l’innocence du propos, quelque chose d’aussi grave que l’e perequien se noue sans oser se dénouer. L'h reste entachée. Mais de quoi? D'une bombe éponyme? d'une drogue édifiante?

Peut-être faut-il se résoudre, après Barbaut, à enterrer, de guerre lasse, l'H.
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Jacques Barbaut, H ! Hache ! Hasch ! Hallucinations de la lettre H, Nous, 2016

lundi 14 mars 2016

Le pèlerin nouveau: Delmaire aux étoiles

A quels saint vouer Frère des astres de Julien Delmaire sinon à saint Benoît et Germain Nouveau ? D’emblée, l'auteur en fait les astres dominants sous lesquels son récit va cheminer. On sait quel pèlerin fut Benoît Labre : né au milieu du dix-huitième siècle à Amettes (Pas-de-Calais) comme le protaginiste de Frère des Astres, il mena une vie d’errance, de mystique-vagabond, offrant aux pauvres le peu d’argent dont on lui faisait l’aumône, et ce jusqu’à sa mort en 1783, quand un certain Zaccarelli l’aperçut, gisant sur le parvis d’une église – le lecteur retrouvera d’ailleurs ce Zaccarelli à la fin du livre. Benoît Labre, dont « les peines d’esprit donnaient à craindre pour sa tête », ainsi qu’il est précisé dans le registre du noviciat de l’abbaye de Sept-Fons.
Quant à Germain Nouveau, né un siècle plus tard, en double tremblé de Rimbaud, il mena également une vie de mendiant et de pèlerin sous l’égide, justement, de saint Benoît. Deux « clochards célestes » donc, dans la lignée poignante desquels Delmaire place son jeune Benoît, qui va errer de ville en ville au cours de sept chapitres aux intitulés stellaires (Septentrion, Aldebaran, Sirius, Cassiopée…).

Pour raconter l’aheurtée trajectoire de son saint contemporain, en proie aux tourments mystiques, jeune homme supposé bipolaire ou du moins perturbé qui quitte sa mère et sa fratrie pour s’en aller ausculter les lieux saints mais surtout battre la campagne, Delmaire parvient à conjuguer deux partis pris stylistiques possiblement antinomiques : des phrases courtes à la syntaxe en apparence rudimentaire, mais travaillées comme des enluminures vivantes. Un récit au présent, essentiellement descriptif, qui s’attache aux pas et trébuchements de Benoît et lui offre, en un perpétuel recommencement, une multitude d’écrins sensoriels.

Envisagé sous le double aspect de sa chair malmenée – par la faim, les coups, le climat, la route – et de son esprit ivre de piété, cet « apôtre sans avenir » traverse la France en quête d’épiphanies. Et c’est là où Delmaire surprend et bouleverse, par l’acuité souvent décalée de ses notations, qui transforment le décor du monde en « opéra fabuleux ». Benoît, Delmaire ne le lâche pas, lui forgeant une langue à la radiance quasi animiste. A la fois profane et contemplatif, à mi chemin du Saint Julien l’Hospitalier de Flaubert et des Dharma Bums de Kerouac, son récit mêle bohème et dévotion en une geste fervente sans jamais perdre de vue l’horizon d'indigence sur lequel évolue, comme sur une lame, son personnage.

En redonnant chair à l’expérience hiératique, Delmaire fait de l’odyssée de Benoît un apprentissage du dénuement :
« Il s’éveille. Il se lève. Il prie. Il a soif. C’est auprès des morts que l’on s’abreuve. Dans un cimetière en bord de route, il déniche un robinet et boit à s’en faire gonfler le ventre. L’eau donne l’illusion de satiété, évite que l’estomac ne se rétracte. Personne n’a appris à Benoît les gestes de la débrouille ; les Evangiles n’enseignent pas la survie, les petites combines des mendigots. »
S’offrant parfois le luxe de l’humour ou du clin d’œil, flirtant avec l’emphatique pour mieux lui inoculer le trivial, Delmaire fait de chaque image une évidence réinventée  : « La faim revient fouiller son bide » ; « son visage est chaviré d’une joie précaire » ; « la pluie s’impatiente » ; « le crépuscule réconcilie les couleurs » ; « le pèlerin se saoule au goulot du vent ». De page en page, Benoît avance, tutoie la boue, croise des déchus, sème sa foi, invitant le lecteur à un sacre des saisons célébré avec vigueur et inventivité de bout en bout. 
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Julien Delmaire, Frère des astres, éd. Grasset, 17 €


mercredi 9 mars 2016

Opération respiration

Prendre du recul ça peut être s’écarter, faire un pas de côté, sur le bas-côté comme on dit, pour mieux voir ou pour au contraire se retourner, cueillir quelque chose, fermer les yeux, attendre que ça passe ; ou bien se replier, faire boule, afin que diminuent les frictions, au risque d’être bousculé ; ou bien encore s’arrêter, non pas tétanisé ni las, juste présent, tandis que les choses passées foncent vers leur impossible destination.

Un blog n’est ni un régiment en marche ni un cirque en panique. C’est un organisme, riche de chacune de ses cellules, qui parfois exécute les mêmes mouvements, mais différemment, pour mieux sentir l’espace, ce monstre. Il se nourrit des choses lues, vues, entendues, perçues, imaginées, il apprend à les digérer, apprend aussi que tout ne se digère pas, que certaines restent coincées, l’empêchent de respirer. Or il n’est tenu à rien, sinon à la respiration, qui elle tient du rythme, de la scansion. Où va-t-il ? Nulle part. Il est immobile à sa façon, têtu, tenace, tout entier travaillé par des voix qu’il tente d’entendre deux fois, la première dans leur surgissement, la seconde dans leurs échos.

Le Clavier Cannibale ne s’arrête pas, pas vraiment. Ni en vacance, ni en sursis, juste en quête de coulisse, de tunnels, de galeries à traverser. Moins présent donc moins intempestif, peut-être. De toute façon, tout persiste dans ses ramifications, il suffit de chercher, de s’y perdre, il est composé d’archives se rêvant sans cesse actuelles. Quand le sage est pressé, dit-on, il s’assoit. Comment rester en feu quand on est immobile : ce n’est décidément pas une question. Apprendre à vivre dans les plis : tout un programme. Tâter la doublure des choses, au cas où on aurait oublié quelque chose. Se méfier du tort et du travers. Entrer avant de frapper.

Le recul, c’est aussi la réaction de l’arme suite au tir effectué, histoire de vous rappeler qu’il n’y a pas que la cible de fragile. Tout reste à fourbir.


mardi 8 mars 2016

Heureusement, pendant ce temps-là, la société progresse

[CAMPAGNE DE PUBLICITÉ LANCÉE PAR BAGELSTEIN:]





"Mardi 8 mars 2016, Journée internationale des droits de la Femme.

Mardi 8 mars 2016, Bagelstein lance la deuxième édition de sa « Semaine de la Femme » !

Parce qu’une journée n’est pas suffisant pour dire combien on les aime, nos mères, nos femmes, nos filles, nos vendeuses, nos Mme Bagel, nos clientes, nos amies,…

Et parce qu’une semaine ne serait pas encore suffisant, cette « Semaine de la Femme » va durer 9 jours plein, de ce 8 mars au mercredi 16 mars !!! 

Principe : trouver l’un des quatre petits souliers (une fève, pas un vrai soulier, hein !) égarés par nos pâtissiers (étourdis…) dans une verrine en vente dans nos boutiques Bagelstein. Les quatre chanceuses remportent une paire de Louboutin !!!


Mesdames, 4 paires de Louboutin vous attendent. La contrepartie : dévorer toutes les verrines que vous verrez dans nos boutiques pour trouver l’un des quatre souliers."

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En attendant de trouver ces mirifiques verrines, je vous propose de relire cet extrait du SCUM Manifesto de Valerie Solanas:

« Les hommes irrationnels, les malades, ceux qui essaient de nier leur sous-humanité, en voyant les SCUM arriver sur eux comme une lame de fond, hurleront de terreur et s'agripperont aux Gros Lolos tremblotants de Grosse Mamma, mais les lolos ne les protégeront plus contre SCUM et Grosse Mamma s'accrochera à Gros Père qui sera recroquevillé dans un coin et chiera dans son slip dynam. Les hommes rationnels, eux, ne se débattront pas, ils ne lanceront pas de ruades, ne provoqueront pas de brouhaha pénible, ils resteront sagement assis, détendus, ils profiteront du spectacle et se laisseront dériver jusqu'à leur destin fatal. » (1967…)


Droits des femmes: sur qui compter?


Et il y a encore des gens pour trouver que les mouvements féministes en font trop…

lundi 7 mars 2016

Casablanca Trash Pics

Façade libitum
Le cycle de la mer



Irrévérence
Question de perspective

Irresponsable

Juste retour des choses

De tous crins

mardi 1 mars 2016

Les années Ernaux et le voile Paris-Match

La vie est faite de morceaux qui ne se recollent pas – paraît-il. Je suis à Casablanca, pour une lecture d'extraits de Crash-test mise en scène par la chorégraphe Marta Izquierdo Muñoz, dans le cadre du festival Carambolage. Dans mes bagages, pour seule lecture – outre Proust – j'ai apporté Les Années d'Annie Ernaux, que j'ai acheté il y a peu dans un Emmaüs (sur les conseils d'Oliver Rohe). Je lis donc le livre d'Ernaux, et le lisant, je découvre deux choses périphériques. D'abord, sur ce livre, au stylo, le précédent lecteur a écrit ceci:
"C. L m'a offert ce livre. Le style curieux m'a emballé car il jette en vrac tous les détails de ma vie. Sans lui, les enfants ne connaîtraient pas l'évolution des vies de 1940 à 2008."
Voici un lecteur qui a tout compris, et ressenti, et su synthétiser le projet d'Ernaux: "jeter tout en vrac", même si, bien sûr, ce "vrac", chez Ernaux, ressort d'une alchimie particulière. C'est un vrac organique et intense, qui suit le temps comme une trace de sang.

Deuxième découverte, toujours dans le livre: glissé entre deux pages, un article de presse découpé dans Paris-Match, signé Gilles Martin-Chauffier, et consacré au livre d'Ernaux. (Oui, c'était l'époque où les lecteurs aimaient glisser des papiers dans les papiers.) L'article en question est négatif. Très négatif. Et très méchant. Il est également mensonger (et con). Il donne l'impression que le livre d'Ernaux est une pure recension clichetonnesque des années d'après-guerre à nos jours. Une sorte de "je me souviens" sans âme, carburant à la citation et au chromo. Or le livre d'Ernaux, qui entremêle un panorama fracturé d'années culturelles, historiques, politiques, sociales avec le rosaire brisé d'une intimité à conquérir est tout sauf un catalogue de moments doux-moments durs. Le travail de composition relève ici d'une mosaïque à la fois magique et instinctive, savante et dévorante, et il s'y tresse des écarts et des semblances, Ernaux commentant, relatant, collant, comparant, distançant, révélant, réinventant l'émotion au prisme permanent du deuil.

Mais Gilles Martin-Chauffier ne voit rien de tout ça. Pour lui, le combat est perdu d'avance. Car Ernaux n'est qu'une "bonne ancienne de 68" et une "groupie de Bourdieu". Oh, vieille droite, comme tes yeux te cachent tes ornières ! Quelle fade et facile façon de rayer le travail en griffant l'auteur.  68 et Bourdieu: ça fait je suppose beaucoup de lecture pour GMC. L'article n'est plus alors qu'une pyrotechnie pathétique, visant à défoncer Ernaux. Mais dans son emportement, Gilles Martin-Chauffier nous offre cette perle:
"De même qu'on n'apprend pas à une vieille musulmane à mettre son voile, on n'enseigne pas à une aussi vieille pro comment faire tourner les pages."
Que veut-il nous dire, exactement? D'où lui vient cette expression forgée? Que cache-t-elle? Il ne pouvait donc pas dire "On n'apprend pas au vieux singe à faire des grimaces"? Non, apparemment. Il remplace donc "singe" par "musulmane" et "grimace" par "voile". L'air de rien. Comme si la langue était anodine et la violence de la rhubarbe. Pourtant, dans le livre d'Ernaux, guère de voile et de musulmane, le sujet est ailleurs, dans le fil du rasoir des ans, et la disparition des images. 

D'où vient alors cette sémillante image? Gilles Martin-Chauffier, qui ne doit aimer ni 68 ni Bourdieu, a eu soudain comme un petit prurit d'imagination assorti d'eczéma proverbial. Et son imagination, au lieu de se porter sur le corpus travaillé au corps (mnésique) par Ernaux, s'est bloquée là, dans cette expression réinventée. Mais cette comparaison de la vieille musulmane et de la vieille pro est édifiante. Elle nous enseigne une chose: celui qui ne pèse pas ses mots est aussitôt pesé par eux. Je ne dirai pas que racisme et misogynie font bon ménage, tant la chose va de soi. Juste que la connerie a tendance, malgré elle, à lever un peu trop facilement le voile. Sur elle-même. Son vide critique.