samedi 17 décembre 2016

Deux maux et le compte est bon

De quoi souffre notre littérature? Quels sont ses deux ennemis (les ennemis vont toujours par deux…)? A ces questions, un écrivain a récemment répondu, et très clairement. La menace vient "du déferlement des best-sellers anglo-saxons et de l'auto-fiction névrotique parisienne". Oui, c'est Andreï Makine qui le dit. Avec passion. Peut-être a-t-il même raison. Peut-être faudrait-il ne traduire que des livres anglo-saxons qui se vendent mal et ne publier que de l'auto-fiction névrotique provinciale, ou de l'auto-fiction parisienne psychiquement équilibrée… Le problème, c'est que ce genre de propos paraît presque risible quand il est proféré en habit vert d'académicien confectionné par Armani, et qu'il s'adresse à des pointures comme Xavier Darcos, Alain Finkielkraut, Marc Lambron, Jean-Marie Rouart, Michel Déon, Max Gallo, Valéry Giscard d'Estaing, etc. On a presque envie, après ça, d'aller lire un best-seller névrotique auto-saxon et anglo-parisien à la terrasse d'un Flunch. Mais bon, comme l'a dit Dominique Fernandez lors de l'intronisation de Makine sous la Coupole, ce qu'on sent surtout chez ce pourfendeur des névroses littéraires, c'est le "charme russe". Ainsi paré, on est tranquille: pas de risque de sombrer dans le cliché. Ouf. Vive la langue française, vive l'âme russe et vive Armani!

jeudi 15 décembre 2016

Un éléphant en forme de colifichet

Pareil aux pyramides d’Egypte, le roman croit encore qu’il lui suffit de dresser sa tente de pierre dans le désert de notre écoute pour qu’on contemple, depuis sa cime pourtant impropre à la position assise, les vastes paysages qui ne parlent plus. Nulle crainte là-dessus : Le roman est un véhicule qui continuera de rouler même quand il n’y aura plus de route, il lui suffira d’imiter le bruit du moteur et celui du vent dans les arbres abattus en gonflant les joues de ses chapitres. Le roman est un roc de carton-pâte, et certains aiment à le pousser en haut de la montagne pour mieux le voir rouler dans la vallée sans faire de bruits – et tant pis s’il finit sa course dans le lac des banalités communes. Le roman est notre joyeux badaboum, notre amusant tralala, la pataugeoire de nos modernes ennuis. C’est un éléphant en forme de colifichet, ou le contraire, on ne sait trop, bref un monstre sorti de la brousse qui barrit dans l’interphone en suçant des dragées. S’il lui arrive de croiser la poésie, il oublie souvent de la saluer, la prenant à tort pour un oiseau ou un rostre, alors qu’elle a huit pattes et le regard aigu du tisserand. Il rime avec lui-même en une discordance à jamais décomplexée.
Mais la poésie, qui prend le langage pour argent mécontent et le dépense à nos frais, n’aura eu de cesse – nous le savons, l’oublions, le savons – de se faire et se défaire, parce que plus ancienne, parce que plus instable. Certes, elle aussi a baigné dans le charnier des épopées, elle aussi a conté autant que chanté, mais elle en est ressortie trempée du cauchemar du dire ainsi qu’un acier épris de rouille. Elle a toujours préféré être la lame plutôt que le manche, histoire de rester insaisissable, car trancher est sa grande affaire, tandis que le roman, lui, passe ses après-midi pluvieuses à faire des nœuds de tout et de rien dans le salon de la complaisance.
Les corsets que la poésie a pris coutume de serrer sur son abdomen d’abeille, les longs voiles dont elle a joui comme si c’étaient des rideaux qu’il suffisait d’écarter pour qu’on admire sa transparence de feu, les chaînes dont elle s’est parée afin de jouer les hercules de foire en tutu – tout cela a fini remisé dans les coulisses d’un théâtre, le théâtre de la tradition. Or les traditions, comme les fleurs dont on étouffe les morts, sont périssables. Le vers, longtemps en petit et grand apparat, a su se libérer à temps des contraintes métronomiques pour mieux ramper dans les tranchées de 14, monter à bord du Transsibérien et singer la fête nucléaire.
La poésie est une flèche qui prend pour cible la vibration même de l’arc. Le roman, lui, a d’abord été charrette, puis locomotive, c’est aujourd’hui une promotion et un sac à dos, on le porte en guise de coquille sans se formaliser du boulevard baveux qu’il laisse derrière lui. Il fanfaronne, sifflote, tambouille sa popote, fait claquer sa culasse et tire au flanc. Il se rend au supermarché des émotions comme dans un bordel, étend ses calques vitreux sur les vieux livres d’histoire, s’assoit devant l’âtre et compare les bûches à des crocodiles, et les flammes à des lianes – regardez-le tisonner son propre reflets dans la cendre, c’en est presque émouvant. Le roman est une aubaine, une barrique à malices, c’est un géant d’un mètre soixante et onze qui vous donne l’accolade en vous faisant les poches, qui se déguise en gondolier pour vous faire croire que Venise est partout, et chie des miroirs pour renforcer l’impression de profondeur qu’il dégage. Fardé comme une brute, il a de quoi tenir bon jusqu’au soir, et vous donne du fil à retordre comme si vous étiez la reine des brodeuses abruties.

Mais la poésie, elle, dont nous serions bien incapable de donner la moindre définition, dont la définition même est une hérésie, est la sœur de cette charogne décrite par Baudelaire au détour d’une strophe qui est aussi un chemin : à la fois vive et inerte, se nourrissant de ce qui la dévore, tour à tour ignoble et splendide, comme il se doit aux révélations qui ne sauvent de rien. A jamais déserteuse, et sans doute désertée, parce qu’ayant compris et accepté que le désert, en elle et autour d’elle, croît, elle n’en finit pas d'ourdir à l’écart de l’ombre du roman, cet effaré satisfait.
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Photo: Salam sphinxé devant l'HP.

mercredi 14 décembre 2016

D'une machine célibataire l'autre…

Dans sa préface à son recueil de traductions – Imitations – le poète Robert Lowell explique qu'il a travaillé avec la pensée suivante à l'esprit: traduire comme si les poètes qu'il traduisait écrivaient en américain aujourd'hui. Bien sûr, Lowell ne cherchait pas à dire qu'il imaginait Rimbaud débarquer dans les années 60 ou Villon arpentant la Cinquième Avenue. Non, son idée était de laisser une nouvelle "chance" au poème en lui permettant de s'écrire de nouveau dans une autre langue. Certes, Lowell prend des libertés, il retranche, ajoute, déforme, contourne, et ne s'en cache d'ailleurs pas. Mais retenons cette idée d'un poème qui se récrit.

Quand on traduit, on entend beaucoup de choses, des rafales de sens, des séismes sonores, des grincements de grands écarts syntaxiques, etc, mais on entend également autre chose: on entend la poussée de sa propre langue sous la surface de la langue autre, comme si l'étranger, se sentant désiré, consentait à une forme de fermentation, et laissait ses glucides linguistiques se transformer. Les langues n'ont pas d'âme, mais elles partagent souvent une longue histoire de domination et de bâtardise qui leur permet d'échanger des signaux, elles ont évolué à force de collusion, de rapt, d'accouplements; elles se savent poreuses. La traduction permet non seulement de libérer les forces métamorphiques du texte de départ, mais de le considérer également comme, précisément, un départ. La traduction apprend à s'élancer, à partir, quitter. Plutôt que d'être un simple "adieu", la traduction transforme la séparation (un texte nouveau quitte l'ancien) en transmission, au sens technique, un transfert de l'énergie métrique d'un texte vers un organe utilisateur. D'une machine célibataire l'autre…

lundi 5 décembre 2016

Entre ici, Alexandre Jardin !

Je comptais ne pas reprendre ce blog avant au moins la semaine prochaine, quand j'apprends avec stupeur qu'Alexandre Jardin a décidé de présenter sa candidature à la présidentielle. Au vu des œuvres commises par nos précédents présidents, on se dit qu'il a toutes ses chances, aussi aimerais-je ici revenir sur mes jugements un peu durs envers ses romans.

J'ai sans doute cédé à la jalousie, été motivé par une détestable aigreur, née de mon peu de succès auprès du lectorat. Aveuglé, je me suis avili en souillant l'œuvre de Jardin, sans parvenir à en voir les beautés et fulgurances. Je présente à l'auteur du Zèbre toutes mes plus plates excuses. Si jamais il advenait qu'Alexandre Jardin accédât (je ne suis pas sûr de ce subjonctif, mais il est vrai que je ne suis plus désormais sûr de rien…) aux plus hautes fonctions de l'Etat, j'aimerais qu'il se montre clément. Qu'il sache que je vais lire (et/ou relire) ses livres afin d'en apprécier toute la somptueuse somptuosité. Je serai, s'il le faut, son plus fervent admirateur, et s'il est aussi magnanime qu'excellent styliste, peut-être me fera-t-il l'honneur de me confier un poste de ministre.

Il se murmure déjà qu'en secret il prépare son équipe. On évoque David Foenkinos à la Culture, Florian Zeller à la Jeunesse et aux Sports, Marc Lévy à la Gestion des Stocks, Delerm à l'Agriculture… Tout cela fait rêver et donne le vertige. La France enfin, peut-être, va se relever. Jardin président: voyez comme ces deux mots s'accolent avec tendresse. Mais bon, je reconnais que ce qui m'excite le plus dans l'éventualité de cette présidence, c'est qu'une fois occupé à redresser la nation, Alexandre Jardin n'aura plus le temps de se consacrer à l'écriture. C'est une pensée un peu perverse, certes. Nobody is perfect.

samedi 26 novembre 2016

Etape 1 / Sur la route, direction Epernay / Aÿ



Projection de "On the road to Paradise", de Marion Laine aujourd'hui à Epernay, dans le cadre de Courts en Champagne…

De l'art de faire tenir un macho dans un congélo… (Sur la photo: Bruno Blairet & Barbara Bolotner)

mardi 22 novembre 2016

Pas les mains vides

Avec votre permission (et même sans), je vais suspendre quelques semaines l'écriture de ce blog et me retirer (dans l'est, puis dans le sud, puis dans l'est, puis à Lisbonne…) afin de finir la traduction du Jérusalem d'Alan Moore (et perfectionner ma maîtrise des terrines). Mais je ne reviendrai pas les mains vides, foi de cannibale. Voici quelques informations concernant quatre ouvrages à paraître en janvier 2017, si tout se passe bien :



• Hors du charnier natal, mon dernier livre, aux éditons Inculte (le 4 janvier)


"Ayant décidé d’écrire la biographie romancée d’un anthropologue russe – un certain Nikolaï Mikloukho-Maklaï (1846-1888) –, l’auteur retrace le parcours de cet aventurier qui s’exila volontairement en Nouvelle-Guinée et finit par faire l’objet d’un culte étrange. Mais ce qui aurait pu donner lieu à un « petit bijou ciselé » prend vite avec Claro une autre tournure. L’entreprise littéraire vacille sous les heurts d’une voix soudain plus personnelle. S’engageant dans le récit comme si c’était une partie de roulette russe, Claro lâche le mort pour le vif et retourne sans vergogne l’auto-fiction contre elle-même."


Ciment, la structure est pourrie, camarade, une BD cosignée par Viken Berberian et Yann Kebbi, aux éditions Actes Sud (trad. Claro):

Au cœur de la capitale arménienne et de cette révolution architecturale, Yann Kebbi, et l'énergie monumentale de son trait, associé à l'humour absurde de l'écrivain Viken Berberian, dessine un portrait grotesque et terriblement réaliste de notre monde. — “Il faut tout reconstruire, terminés les vieux immeubles historiques, place au renouveau !”



• Animal Machine, d'Eleni Sikelianos, éd. Actes Sud (trad Claro)

Avec Animal Machine, Eleni Sikelianos rend hommage à Melena, sa défunte grand-mère, dans un texte saisissant à la frontière des genres, et raconte l’expérience poétique d’une femme qui a vécu aux marges de la société américaine. Richement illustré, ces mémoires sauvés du désert continuent de tisser le travail mnésique et poétique entrepris l'auteure avec son précédent opus traduit, Le Livre de Jon.





• La Maison des épreuves, de Jason Hrivnak, éd. de l'Ogre, (trad Claro)


Après le suicide de son amie d’enfance, un homme entreprend de poursuivre le carnet dans lequel ils avaient ensemble construit un monde imaginaire et terrible. À la fois lettre d’amour, tentative de rédemption et manuel de survie à nos pulsions autodestructrices, La Maison des Épreuves est un rêve fiévreux à ranger aux côtés de La  Foire aux atrocités de J. G. Ballard et de La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski. 























**** BONUS !!!! ******




Salam says hello


lundi 21 novembre 2016

Hetero Shame

Dans la série "traduisons-le", on a là une belle version de:

"Je refuse de faire fonctionner mon cerveau une seconde de plus, sinon je risque de perdre des électeurs et de m'aliéner les cathos et les réacs, du coup je sors une énorme ânerie (en 2012), et en plus ça passe très bien (en 2016)."

Je me demande juste une chose: comment Fillon peut-il savoir que le mariage homosexuel remet en cause les fondements de notre société? D'où lui vient cette profonde connaissance du péril gay? Est-ce le fait d'avoir grandi dans une petite ville répondant au doux nom de Cérans-Foulletourte? Parfois, il vaut mieux ne pas savoir.

Les "revendications excessives" des traducteurs: mythe ou réalité?

Sur France Culture, vendredi dernier, on a pu entendre une petite discussion sur "la condition du traducteur". Face à Elisabeth Philippe, de Vanity Fair, qui avait déjà exploré la question dans divers entretiens et reportages, il y avait un éditeur pour, suppose-t-on, apporter un autre son de cloche: Florent Georgesco, qui est "critique littéraire au Monde" ainsi qu'éditeur (éditions Plein Jour).

Mais en fait de son de cloche, c'était de l'artillerie lourde. En effet, alors qu'Elisabeth Philippe rappelait les divers problèmes liés au métier de traducteur, qui sont réels même si la situation desdits traducteurs a connu des améliorations certaines, voilà que Florent Georgesco a voulu remettre les points sur les i, mais un peu comme on enfonce des clous dans un vase Ming, et en maniant une langue qui était tellement de bois que j'ai cru un moment qu'il allait annoncer sa candidature aux primaires de l'édition.

Florent Georgesco, qui semble vachement respecter les travailleurs de l'ombre que sont, c'est bien connu, les traducteurs, a tout de suite mis en garde l'auditeur médusé contre une dérive grave et lourde de menaces : étant donné qu'économiquement c'est quand même le marasme, la crise, tout ça, il faut "se méfier des revendications excessives". Oui, car comme tout le monde le sait, le traducteur gagne plus que l'écrivain qu'il traduit, et il est payé la même somme quels que soient les risques encourus par l'éditeur audacieux qui a fait appel à ses services casaniers. Quel planqué, non mais. En plus, ce bougre de traducteur touche un pourcentage sur les ventes – bon, certes, c'est genre un pour cent après amortissement de l'à-valoir, mais bon, ne pinaillons pas. Alors évidemment, s'il se met en tête d'exiger plus – mais quoi? Florent Georgesco ne le dira pas… – il y a abus. Ça devient de l'irresponsabilité économique. Vous suivez? Moi pas. Et Georgesco d'expliquer que tout le monde est hyper précaire dans l'édition, mais que le traducteur, lui, il refuse de faire le gros dos, il exige, il exige, il exige toujours plus ! 

J'avais à peine eu le temps de digérer ces propos ahurissants de connerie que, paf, Fillon remportait la première manche des primaires primitives. Décidément, pour certains, le simple fait de réfléchir avant de parler est en soi une revendication excessive. 





vendredi 18 novembre 2016

Le traitement médiatique des violences faites aux femmes



Source: Magazine Causette

Le (coûteux) bénéfice du doute

Allons, faisons un effort. Accordons le bénéfice du doute à ceux qui semblent n'avoir que faire d'être suspects à nos yeux.

Imaginons que l'homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine n'a pas remis plusieurs valises bourrées de fric à Sarkozy pour l'aider à financer sa campagne. Supposons que Donald Trump ne pense pas vraiment ce qu'il dit quand il explique qu'il faut "traiter les femmes comme de la merde". Partons du principe que David Hamilton est juste une version un peu hot de Bisounours. Ne doutons pas que le gouvernement turc va prochainement libérer l'écrivaine Asli Erdogan.

Maintenant, tant qu'on y est, utilisons à nouveau ce fameux bénéfice du doute et faisons-le fructifier. Imaginons que les médias français vont finir par se pencher sur les révélations de  l'homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine. Soyons assurés que les hommes politiques français aspirant aux plus hautes fonctions de l'Etat ne vont pas tarder à condamner publiquement les propos infâmes de Trump sur les femmes. Ayons confiance en la justice pour ne plus traiter à la légère les accusations de viol. Ne doutons pas un seul instant que le prochain président français fera de la libération d'Asli Erdogan une priorité dans ses rapports diplomatiques avec la Turquie.

Voilà. Je crois que nous avons épuisé les ressources du bénéfice du doute. A moins que ce soit certaines des personnes susmentionnées qui en aient épuisé les pratiques ressorts. A moins que ce soit sur le doute même, son juteux bénéfice, que certains aient assis leurs ambitions, et profitent du flou du doute pour ratisser large. Ce qui est sûr et certain, en revanche, c'est qu'à force de nous prendre pour des donneurs bénévoles de bénéfices du doute, la greffe de confiance est en train de virer à la gangrène. 

jeudi 17 novembre 2016

Commentaire (au précédent post)

"Dylan ne s'est pas rué sur les honneurs, et je dirai à sa décharge qu'en 1969 il était plus facile de refuser l'argent d'un prix que de nos jours où simplement vivre comme avant" coûte trois fois plus cher (minimum). Je vis en-dessous du seuil de pauvreté, c'est majoritairement un choix, donc nulle défense de l'ultra-libéralisme ici, juste un constat."
- (un lecteur du Clavier Cannibale)

La poésie l'interdit absolument


"En 1969, Leonard Cohen a refusé le prix du Gouverneur général pour la poésie avec le motif suivant : 'La poésie elle-même l'interdit absolument'. Le Conseil canadien des arts lui avait décerné le plus prestigieux prix littéraire du pays pour son anthologie Selected Poems 1956-1968." (Stéphane Campbell). No comment.

La badge de la raison 1966


mercredi 16 novembre 2016

L'indésamorçable : Antoine Boute au pays des pornolettristes

Heureusement, de temps en temps, sort un livre signé Frédéric Léal, ou Handschin, ou Antoine Boute, bref des noms que les jurés éclairés des prix littéraires subtils ne doivent pas connaître, trop occupés qu'ils sont par leur quête quasi daltonienne du livre déjà colorié. Aujourd'hui, donc, c'est un peu alléluia, la lit-price-binge est quasi finie 🚷, et on va vous parler du dernier livre de l'indispensable Antoine Boute, un livre qui est un peu la suite de S'enfonçant, spéculer, mais si vous n'avez pas lu S'enfonçant, spéculer, ce n'est pas grave (enfin si, c'est grave, vous m'avez compris), vous pouvez attaquer Boute-Land par son dernier livre, Inspectant, reculer, lequel vous donnera sûrement envie de lire S'enfonçant, spéculer, voyez comme les choses sont bien faites et les méduses plus légères que l'eau.

Antoine Boute, on le sait désormais, est un des rares écrivains-poètes à faire entrer l'expérimental dans le romanesque tour en enfonçant le romanesque dans l'expérimental, une double opération qu'il pratique avec une désinvolture qui est le fruit d'une sacrée pratique. Son personnage récurrent, un certain Freddo, est un écrivain ayant le chic pour s'embringuer dans toutes sortes de situations limites, toujours à l'affût du moindre signe ↹ de poétique sonore hardcore, prêt à donner de sa personne et à proposer à ses sens un voyage hors du réel. Dans le précédent opus, Freddo s'était marié en pleine forêt avec la dénommée Valeria, mais le mariage avait pris des proportions orgiacosmiques un peu fofolles, à la suite de quoi, pfuit! plus de Veronica, ni d'Antoine et Ariane, ses enfants issus d'une précédente 💟 union. Que croyez-vous que fait l'ami Freddo? Il recourt au flair policier de la flamande Karolien, et tous deux s'en vont baguenauder dans les bois pour élucider le mystère de cette triple disparition.

C'est autour de cette trame qu'Antoine Boute arachnéise son livre, et ce avec une volubile folie, emboîtant les poupées décoincées et jouant les ventriloques défoncés. On assiste en fait à une sorte de logomachie: d'un côté Freddo et son enquête, avec ambiance polar truffée de queues de poissons narratives; de l'autre la mystique expérimentale qui est à la fois moquée et travaillée, convoquée et sabordée. Dans les deux cas, c'est une question de cadence, de vitesse; le récit-Freddo est nerveux, bavard, ça cafouille, on parle comme on peut, on baise en parlant, tout ça est affaire de conviction, le rêve s'en mêle sans cesse, c'est jouissif:
"L'enquête avance l'enquête piétine, l'enquête recule: Karolien tente, enquêtant, de reculer dans l'infra-raisonnable de ses tripes pour les mettre en connexion avec cette soupe textuelle spéciale, corsée et sauvage qui se promène désormais dans une bonne partie de son système nerveux."
La "soupe textuelle spéciale", qui semble ici brocardée, ce sont les passages du livres écrits par les enfants perdus de Veronica, des textes-dérives et déconstruits bien qu'innervée par une étrange fluidité:
"De tissus tellement sales lestée, telle l'amène eau, l'humide de ce bois et la pluie me la ramènent, elle, toute entourée de ce tissu, pieds nus et sa chair… Pas même morte ni même lestée de vie, mais emplie en son antre de nos faims"
Le texte avance en tripotant d'autres textes, nos héros apprennent à élargir leur conscience (et se la donnent copieusement), l'exégèse devient partouze, les épiphanies fleurissent comme du mousseron, ça va vite même si on piétine, c'est normal, on marche sur du langage, alors ça crisse, attention à ne pas glisser…

Comment dire? Boute est un magicien décomplexé qui préfère extraire des chapeaux du lapin. Avec lui, on est embarqué, cahoté, aucune intimidation, ça marche à cent à l'heure, c'est salutaire, le texte bat la campagne, défriche, et surtout on rit, le texte rit, la syntaxe se marre, c'est un rire cosmique, un rire chamanique et contagieux. Un conseil ? Suivez celui de Boute:
"Lis ça comme une opération magique de fabrication de petite bombe mentale, petite bombe mentale mise en circulation et indésamorçable, indésamorçable par le seul fait que tu l'aies lu, que tu te la sois prise dans le pif et le système nerveux".
C'est, nous prévient l'éditeur,  un "polar destroy et un manuel de philosophie hardcore". C'est surtout ce qui manque à la littérature française.

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Antoine Boute, Inspectant, reculer, éditions ONLIT, 18 €

mardi 15 novembre 2016

L'assiette fêlée de la traduction

Dans mon précédent post, je citais un peu vite l'incipit de la nouvelle de Fitzgerald, "La Fêlure", en donnant la traduction suivante, signée Dominique Aury :
"Toute vie est bien entendu un processus de démolition."
Pour Marc Chénetier, qui a retraduit Fitzgerald pour La Pléiade, il s'agit là d'un "contresens institutionnalisé" par le temps. En anglais, l'expression est la suivante: "a process of breaking down", ce qui pour Chénetier n'est donc pas "transitif et tourné vers le dehors comme l'impliquerait 'démolition' mais interne, intime". Voici d'ailleurs la traduction qu'il propose:
"Toute vie, bien sûr, au fil du temps, se délabre".

Effectivement, "processus de démolition" pourrait laisser entendre que la vie est une action consistant à démolir "autre chose" qu'elle-même. Mais ce qui est intéressant à noter, c'est que, dans le cas de Fitzgerald, vu le contexte-Fitzgerald, on lit cette formule, presque instinctivement, au sens passif, et qu'on comprend tout de suite qu'il s'agit d'une "auto-démolition". De même, on pourrait très bien imaginer qu'en anglais, le processus consistant à démanteler – " to break down" – s'applique à un élément extérieur, non spécifié, même si, là encore, on comprend que ce qui va faire l'objet d'un "démantèlement", ce sera la force agissant elle-même, la vie.

C'est peut-être le propre d'une fêlure – du fameux "crack-up" – que de rendre impalpable et indécidable la frontière entre l'actif et le passif, comme si une fêlure était un phénomène inhérent à la chose fêlée, comme si la fêlure – béance en devenir, ligne de partage, signature intérieure accédant à la surface… – était à la fois de l'ordre du catastrophique, renvoyant à un défaut, une faille, un échec (on subit la fêlure) et un mécanisme révélateur, dans la mesure où la fêlure, parce qu'elle traverse la matière-vie, met en relief si l'on peut dire ses parties constituantes, ou plutôt les crée, les isole et les distingue, rappelant combien est illusoire la pseudo-cohérence du je. La fêlure ne se contente pas de menacer l'intégrité: elle fabrique aussi du multiple. Elle est, en outre, mouvement.

Alors? Démantèlement? Délabrement? Démolition? Quel que soit le sens dans lequel on le brosse, il n'est pas interdit de penser que la traduction est, à sa façon, une fêlure, un processus permettant de séparer deux états de la matière textuelle, avec d'un côté, avant si l'on veut, un texte entier, mais seulement en apparence, et après, dès l'intervention de la traduction, un texte secrètement fêlé, dans lequel l'on peut lire l'ancien et le nouveau, ainsi que le processus de dédoublement. La traduction pourrait donc être considérée comme une cassure pratiquée dans le texte afin d'en révéler et prolonger la vie organique, donc fragile. Le texte ne peut faire l'expérience de la fêlure que s'il est manipulé, s'il accepte de continuer après la rupture.

Tout texte, bien entendu – bien sûr – au fil du temps – est un processus de traduction – se traduit.

jeudi 10 novembre 2016

A pleine main la fourrure : le texte

Comment lit-on? Que lit-on quand l'œil s'efforce de glisser sur la phrase alors qu'il lui faudrait s'y enfoncer comme un soc audacieux? On prend la phrase comme elle vient, dans son apparente continuité qui dissimule mille ruines. On lit, mot à mot, en idiot rassuré, alors que sous le doigt imaginaire qui suit la ligne ce sont d'autres lignes qui tremblent, des fractures conçues au millimètre par un artisan à l'écoute de ses fièvres. On ne sait jamais ce qu'on va lire, et pourtant on y va, on se laisse entraîner, mais heureusement il se produit parfois autre chose, autre chose que le souple vernis de l'histoire étirée, cadencée, et soudain on devient lecteur, c'est-à-dire spéléologue, on cesse de caresser les reliefs pour humer la tourbe, mâcher le calcaire, se blesser au silex. Non, on ne sait pas lire, et c'est cette ignorance qui nous rend poreux et sensibles. Nous voulons désapprendre notre langue. Non pas gambader bêtement sur le toboggan des vocables mais saisir à pleine main la fourrure de cette bête qui croît à la lumière des terriers. La phrase est là, apparemment écrite, et à peine y avons-nous apposé nos empreintes mentales qu'elle révèle, sous la peau syntaxique, son univers vernaculaire. C'est cela que nous cherchions, cela dont nous avions besoin; non l'assurance d'être rassuré mais l'invitation à l'exil. Derrière la phrase: des corps sous-entendus, des chairs infra-perçus, des instants innervées de pensée, et des perspectives, des fuites, des explosions, des retournements.

Rappelez-vous le début de la nouvelle de Fitzgerald, intitulée La fêlure : "Toute vie est bien entendu un processus de démolition". De même, toute phrase est sous-tendue par des forces qui la minent et le menacent, puisque ce qui est dit en un point du texte devra être éprouvé en la circonférence du texte dans son ensemble, si l'on veut que cette "catastrophe" qu'est la nécessité d'écrire puisse donner, depuis le centre nomade, à entendre son expansion et son explosion dans l'espace ainsi offert. C'est pour ça qu'on relit les livres, pour mieux suivre à chaque fois les déplacement du nœud de conflagration: il change tout le temps. Il explose ici dans le pan de mur jaune proustien, semble fulgurer dans le vert-morve de la mer joycienne, ressort par l'œil du cancrelat kafkaïen, irrigue les veines de boue de la phrase-tranchée de Claude Simon. La fêlure est voyageuse; elle est aussi contagieuse. Sa science ne conçoit que des monstres.

Comment voudrait-on lire? A l'abri des glissements? Loin des effondrements. Chez Guyotat, le corps devient un habitat politique que la phrase décompartimente en cadences ourlées ; chez Genet, c'est une fleur s'inventant mille et une déchirures susceptibles de tester de nouvelles textures rebelles. Chez Perec, on joues à l'échec afin d'irriter la peau du damier et de voir en dessous. Faulkner enfonce sa seringue dans l'impensé. Balzac invente la broderie sanglante (et cicatrise le romantisme). Partout ça travaille, ça défonce, ça renaît. Peu importe le prix à payer. La démolition est technique, donc passion, et la passion propice à la syntaxe.

lundi 7 novembre 2016

La chasse à la sorcière Difficulté

Il est révélateur de voir que certains livres sont qualifiés d'"exigeants", leur lecture "demandant" du lecteur "une participation plus qu'active". Et tout ça est souvent dit avec un moue un peu contrariée, comme si, finalement, un livre ne devait rien attendre du lecteur, et tout donner, avec la générosité d'un bienfaiteur ayant tout intérêt à ce que ceux à qui il fait charité de son talent s'en repaissent sans remuer autre chose que les babines passives de leurs yeux.

La chasse à la sorcière Difficulté ne date pas d'hier, mais il semblerait qu'on veuille faire rentrer le livre, et avec lui une certaine idée de la littérature, dans la grande arène du divertissement.

Le problème, c'est qu'un livre est censé être composé de langage, et que le langage est ce qui structure notre monde, fonde le réel et permet aux autorités de toutes sortes de donner à nos échines la forme servile d'une rampe de lancement à leurs ambitions. Le langage ne nous appartient pas, il est l'air sans cesse renouvelé et en permanence vicié au moyen duquel nous respirons notre rapport au monde, à l'autre. Il nous est donné dès l'enfance comme une pâtée pré-mâchée, assortie de tous ces tendons-propagande et ses nerfs-préjugés, puis continue de nous manipuler et de nous déformer, nous rendant esclaves de ses mots d'ordre et compulsions d'obéissance. La littérature est-elle un contre-pouvoir à cette vaste entreprise de régulation des cerveaux et des corps? Rien n'est moins sûr. En revanche, il est clair qu'écrire c'est s'engager en toute connaissance de cause dans une aventure linguistique, syntaxique, grammaticale, et qu'il est de toute évidence malhonnête de faire comme si on avait juste une histoire à raconter, comme s'il existait une longueur d'ondes inoffensives pour pénétrer la matière du vivant et les forces de la pensée.

Que ce soit la fiction ou la poésie, il s'agit d'entrer par effraction dans une langue donnée, et d'en secouer plus ou moins discrètement les membranes sensibles. La chose est bien entendue vouée à l'échec, elle est même, sans doute, l'échec porté à son point d'incandescence le plus extrême. Mais elle ne saurait se faire innocemment, sous couvert d'un prétendu pacte auto-nettoyant avec le lecteur. Même le plus terne roman de gare porte en lui, sur lui, la marque des compromis de son temps. L'écrivain fait de son lecteur un complice, et comme c'est le cas bien souvent, il arrive que le complice soit berné; il suffit pour cela que le contrat proposé n'ait l'air de comporter aucune perte, et de ne proposer qu'un tranquille profit.

Mais lire, c'est accepter de perdre: perdre de soi, de ses assurances, de ses croyances, de ses poses. Un livre "exigeant" n'exige en fait rien, ce n'est pas un tyran – les tyrans caressent la tête des petits enfants et jouent avec leur chien devant l'objectif… –, s'il exige quelque chose, c'est avant tout l'être entier de l'écrivain, et ce qu'il donne à voir et à ressentir, c'est cette exigence infligée librement à son corps consentant. En l'occurrence, l'exigence dont nous parlons ici n'est un exercice en pénibilité, ce n'est pas une peine, mais un travail, au sens d'un tourment: car il faut vouloir être tourmenté si l'on veut briser la roue et la rouerie du langage. La littérature-ventriloque a beau jeu de se faire passer pour distrayante, alors qu'elle cherche juste à faire de la pensée un réflexe en accord avec les lois consuméristes de la passivité.

L'exigence, puisqu'il faut apparemment en revenir à ce mot, consiste à donner chair ce qui paraît obscur, afin que même à tâtons on puisse sentir que des pulsions, même couchées par écrit, continuent de travailler, de déranger, de réveiller. 

jeudi 3 novembre 2016

Le gagnant du prix Goncourt est…


… Marius-Ary Leblond ! Ah non, pardon, ça c'était en 1909. Enfin, le plus important, je crois, que c'est que personne ici n'a oublié l'œuvre immortelle de Marius-Ary Leblond, n'est-ce pas? Et maintenant, chantons tous en chœur "Au suivant" de Brel…

vendredi 28 octobre 2016

L'homme chauve sourit enfin


"Sur l’écran hyper sensible du ciel s’affiche le logo breveté de sa gloire, la cape découpée de sa nécessaire intervention, projetée habilement par son ami le preux commissaire Gordon, lequel lutte en permanence contre de vicieux éléments internes, magouilles en sous-main, pots-de-vin soûlant tous les vieux grigous au bord de la retraite, trafic de drogues afin de rendre les gens plus joyeux. Cette fois-ci, la mission proposée à l’ami Batman est : Empêcher un dépeceur schizophrène de dépouiller la ville de son nom. Faire que Gotham reste Gotham et ne devienne pas juste New York, Trieste ou Barcelone. On craint en haut lieu un retour de la réalité. Une montée de la fange matérialiste. N’envenimons pas les choses. Mettons un terme aux crimes qui défigurent, renomment, déforment. Ok, c’est compris. Batman, de son vrai nom Bruce Wayne, repousse l’assiette pleine d’œufs brouillés que lui a apportée son fidèle Alfred. Master n’aime plus mes œufs brouillés ? demande le majordome en prenant l’accent mouillé de Michael Caine."

(extrait de L'homme chauve sourit enfin, à paraître peut-être quelque part)

jeudi 27 octobre 2016

L’eau, sans honte

"L’eau, c’est l’absence totale de vergogne. Sa propension à jaillir d’entre les pierres et planches de nos maisons et de nos barques – mais aussi des yeux qui ne veulent plus voir, de la barrique d’où elle coule rouge, depuis la source qu’elle feint de prendre pour mère, etc. – est le signe profondément insultant d’une liberté – d’une franchise outrée – acquise à un prix dont nous n’avons pas encore conscience mais que nous payons à notre insu, par cette grande soif de chaque instant qui fait de nous des sacs rêches et sans voix, des pénitents sans cesse agenouillés devant la flaque où elle – l’eau – fabrique à grands renforts de vase, de mousse et d’orbes gras, le visage dont nous lui offrons le niais reflet. Tu en as dans ton verre, elle coule dans l’intestin de tes radiateurs, sens-la qui suinte ici et là, touche son passage à même les murs de ta cave, elle transhume, suit tout ce qui fait pente, aussi paresseuse que têtue, et froide, et tiède, s’enivrant de bactéries comme toi d’espoirs, même si, à ta différence, elle en fait quelque chose. Qui ne l’a pas entendue calomnier le peuple épars de ses noyés ? Dans ton café, même, elle complote, suçant le marc pour en chanter l’amer. Ton enfant a d’étranges yeux ! et son ventre est gonflé ! tu l’as oublié dans le bain, mais le bain, lui, ne l’a pas oublié, et l’a roulé dans son linceul mousseux pour en faire une blanche rainette. Pleure, c’est encore de l’eau qui te prend à témoin, de sa force, de son mépris. Tes souvenirs, s’ils cherchent l’amont, ne rencontrent que clapotis, quand tel un nénuphar hideux tu flottais sans flotter, buvais sans boire, avant que crève la digue et déchire la peau. Allons, c’est l’été, tu pars, tu t’éparpilles, tu ruisselles sur les routes en imitant les rires de ta radio, appelé par qui tu sais. Tu freines et tu t’élances, déjà ta valise s’enlise, déjà le sable habite tes plaies. Là, devant toi, mais comme souverainement autour de toi, sa vaine et lâche forme ou masse peuplée des mille pus et possibles de la création. Tu penses scintillements, ondulations, mystères. Tu y enfonces le corps comme dans un aucun autre de ton vivant. Quelle naïve confiance en le grand partout ! L’eau alors t’étreint, tel un poing cataracte, une vessie univers, tu coules, tu renonces, les méduses glissent leurs langues de dentelle dans l’anus de ton antique bouche, des poissons plus sournois que tes pensées s’ébattent dans les gousses de tes poumons, et toi tu chantes, comme on rame, tu chantes les rixes océanes et les tangos diluviens, sans voir, à même la vitre derrière laquelle il n’y a plus rien, la goutte de ton être qui va s’étrécissant. — Et vivant en buée tu meurs dans ton souffle."

(extrait de La nature des choses, à paraître peut-être quelque part)

mercredi 26 octobre 2016

Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur "Jérusalem" d'Alan Moore sans oser le demander



"Alma Warren, au saut du lit et nue dans le monstrueux miroir de la salle de bains, en train de fixer d’un air vague la peau détendue de son corps de cinquante-trois ans, mais adorant ce qu’elle voit. Elle trouve que sa vanité frôle l’héroïsme, vu l’illusion dont elle se berce. Elle est prête toutefois à regarder la réalité en face, sachant très bien que ladite réalité se contentera de s’enfuir en hurlant. Tout bien balancé, c’est une sacrée nana."

mardi 25 octobre 2016

L'indépassable horizon du ridicule: bienvenue à Jardin-Land.

Grâce à Alexandre Jardin, l’amour est désormais à la portée des caniches, qui plus est sous forme de croquettes stylistiques. Dans son « dernier » roman, Les Nouveaux Amants, notre cardiologue des passions tente le tout pour le tout et dissèque le grand lapin sanguinolent d’une liaison vouée, tout comme son livre, à l’échec. Oui, une fois de plus, Jardin joue avec des allumettes ignifugées pour nous expliquer la Flamme, son vit, son nœud, inventant pour l’occasion un Valmont sous tweeter et une Justine sous valium. Précisons d’emblée que son roman, hélas pas assez novateur pour la collection Harlequin, s’est mis en tête de fricoter avec la forme. Oui, l’auteur a donné à son pensum l’allure extérieure d’une pièce de théâtre. Mais comment diable a-t-il réalisé ce faramineux tour de passe-passe ?

Autant que vous le sachiez tout de suite : au lieu d’intituler ses chapitres « chapitre », il les intitule « scène » – son roman/théâtre comportera donc près de soixante-dix scènes, mais hélas aucun « acte », même si le rideau tombe avec la régularité d’un tranchoir à boudin. Dois-je vous spoiler l’incroyable histoire que Jardin a décidé de nous narrer aussi théâtralement ? Essayons : un écrivain parisien célèbre trompe sa femme belle mûre actrice avec une jeune et jolie métis mariée délurée de province. Ils résistent, cèdent, résistent encore, cèdent de nouveau, ce qui laisse supposer au bout d’un moment un défaut de fabrication. Précisons que le héros, Oskar Humbert – on ignore si Jardin a voulu dissimulé le mot « carambar » dans son nom… – écrit une pièce de théâtre, qu’il customise à mesure que sa passion avec Roses Violente – no comment – s’exalte et se délite. Il y a même une scène dans la suite Bovary d’un boutique-hotel, pour ceux qui ont des lettres et du temps à perdre. Mais laissons reposer la pâte du sujet, qu’éclipse sans scrupule une écriture… une écriture… comment dire ? Ici, le terme « écriture » est impropre. Car Jardin veut tellement sonder la psychologie de ses personnages, lesquels ont pourtant l’épaisseur de gaufrettes virtuelles, qu’il finit par faire de son style une entreprise coloscopique.

Bien décidé à pilonner son sujet (et le lecteur avec), Alexandre Jardin en vient à écrire comme si l’expression « pédaler dans la choucroute » était un mot d’ordre, une contrainte jubilatoire, ou pire, une technique imparable. Il met Sami et Gondis dans un pédalo et hop ! vogue la galère sur son petit lac de chou ! Mais entrons dans le vif du sujet sans prendre de gants et en restant sourd aux cris du récit malmené…

C’est désormais un fait acquis : Jardin jardine, sans doute pour ratisser large, mais sa phrase n’arrose hélas qu’elle-même. Emporté par sa plume pubère, il trousse les poncifs comme des dindes, au point de leur faire rendre farce. Sa prose est tellement acculée qu’elle ne recule devant rien. Ainsi, décrivant l’œuvre de son héros, il n’hésite pas à se fendre de ce qui doit être une phrase :
« Les pièces  pressées de Humbert étaient autant de miroirs promenés le long de la route du plaisir qui déverrouille les désirs et interdit l’érosion de soi. »
Je suppose naïvement que c’est le plaisir qui déverrouille, pas la route, mais qu’importe, du moment qu’on « interdit l’érosion » du moi. Les généralités, ont le sait, ne font pas peur à Jardin, et pour cause : c’est lui qui les effraie, les obligeant à grimacer. Sa science de la nature humaine, combinée à un sens bricolo de l’allégorie, donne ce genre de chef-d’œuvre :
« Une femme est comme une commode faite d’une multitude de tiroirs visibles et de tiroirs secrets renfermant eux-mêmes d’autres tiroirs qui ouvrent d’autres tiroirs… dans lesquels on trouve encore d’autres tiroirs qui excitent l’imagination ! »
C’est sûr : un tiroir qui ouvre un tiroir, ça excite l’imagination. La femme, cette commode. Pratique, non ? Tout est relatif, me direz-vous. Eh bien, justement, à propos de relatives, Jardin n’a pas son pareil, sans doute parce que l’idée de caresser un qui-qui le stimule :
« Il lui fallait conserver une preuve qu’elle n’avait pas rêvé ces mots improbables qui lui confirmaient qu’il était possible, certains jours, de se désengluer du réel pour empocher sa part de bonheur. »
Quel prestidigitateur ! One, je me désenglue ; two, j’empoche. Cet art consommé du simultanéisme, on la retrouve à tout moment, comme si Jardin aimait faire deux choses en même temps, sans se rendre compte qu’il les oblige ainsi à une forme brouillonne de sodomie syntaxique. Exemple (parmi cent, que dis-je ? parmi mille !) :
« Son sourire un peu crispé laissa filtrer sa répugnance pour l’inattendu, comme une alarme de son goût pour la tranquillité. »
Il faut dire que ses personnages n’ont pas la psyché facile : ils sont, tour à tour, ces pauvres carnes, « puceau du vertige », « toqué d’engagement », « pétrie de lenteurs », « lustrée de lettres », « rongée de culpabilité », « avide de quiétude rectiligne », « tremblant d’émotion », « gourmande de sensualité », « englué dans le chagrin », « glacé d’horreur »… Qualifier : telle est la grande mission de Jardin, qui ne veut laisser aucun recoin de l’âme inexploré, et pour cela colle partout des étiquettes portant le nom de la chose. En plus, tout ça baigne dans la modernité : les deux amants sont tellement connectés – tweeter, facebook, whatsapp, skype – qu’on se demande pourquoi ils boudent myspace. (Mais comme ils doivent skyper discrètement, ils coupent le son et brandissent devant l’écran des feuilles avec des mots inscrits dessus – sans doute une métaphore de la façon dont Jardin conçoit l’écriture…)

Passons sur la manie interrogative qu’il partage avec Zeller, Foenkinos et quelques autres, et qui consiste à poser en permanence des questions. Bon, quand je parle de manie, je suis en deçà de la vérité, car dans ce libre, les questions, eh bien il y en a pas moins de six cents. Oui, on s’interroge énormément dans ce livre, un peu comme si on passait son temps à frapper à une porte qui serait le front du lecteur. Le plus effarant dans l’affaire, c’est qu’on sent que Jardin est content de lui, à chaque phrase, à chaque tournure de phrase, à chaque retournement de phrase. Dieu que ses phrases sont tournées ! Mais tournées vers quoi sinon l’horizon indépassable du ridicule ? Là, encore, voici les faits : « Ils avaient la faculté de se propulser l’un  l’autre dans un étrange somnambulisme. » Ou encore : « Jouissant littéralement de desserrer sa bienséance… » Ou pire : « Son oreille semblait dire… » Bonus : « Oskar prit sa main qui venait de délivrer son dos. » Le pied, quoi.

Et quand ses phrases cessent de jouer à pirouette-cacahuète, c’est pour sombrer dans l’idiotie absolue, grâce à un sens de la formule qui laisse pantois : « L’amour doit être un endroit où l’on déverse sa transparence. » Avec, parfois, des envolées féministes comme on en a rarement vues : « Certains hommes font regretter aux femmes de n’être qu’elles. »

Jardin n’a peur de rien quand il s’agit d’aplatir le sens. Sa méthode est simple : plus c’est gros, plus ça passe (les enfants sont priés de ne pas essayer dans la vraie vie). Exemple : « La vie est à vivre. » (fin de la scène 15…). Je n’invente rien : la vie est à vivre ! Notre auteur doit être finalement un peu comme son personnage féminin, Roses, laquelle est – accrochez-vous – « prête à snifer l’incohérence maximale qui, seule, lui procurait un shoot suffisant de sensations ». Lui aussi a dû sentir en son tréfonds « l’émotion qui induit à penser que l’on est vivant, malgré les déceptions qui engrisaillent l’existence ».  De toute façon, c’était ça ou parvenir au constat suivant: « Impossible de laisser les coudées franches à la joie très triste qui l’inondait ».

J’aimerais arrêter là, mais ça serait dommage, car vous rateriez le meilleur. Oui, car il reste dans ce roman « une cargaison d’images importunes qu’elle désirait éteindre » ! Etes-vous prêt à éteindre des cargaisons ? C’est parti ! Entrez  donc ! Venez visiter « les mystérieux rouages du cœur » ! Ce n’est pas sans risque, et peut-être ne voulez-vous pas finir comme Roses, qui « noya son désappointement dans un Niagara de pensées fermes », même si l’érotisme forcément débridé auxquels se livrent les deux amants est « sans défectuosité ». Oui, parce que bon, il ne s’agirait quand même pas de « nier les turbulences à venir qui les usait par en dessous », quitte à « explorer les dédales de ses affinités avec l’humiliation ». Non, non, non, hors de question. 

Mais je capitule. Je n’ai pas envie, comme Roses, d’être « emporté par une crue de larmes inarrêtables ». Bien sûr, on me rétorquera qu’il est facile de sortir des phrases de leur contexte pour les stigmatiser. Que le lecteur de ce blog me remercie plutôt de lui épargner le contexte. Ou plutôt qu’ici, texte et contexte sont inextricables, tous deux voués au dieu Charabia. En revanche, je ne vous ferai pas grâce de la dernière ligne du roman, qui se trouve être une « note de l’auteur », située en bas de page alors qu’on en était venu à douter sérieusement que la page pût tomber plus bas :
« Ecrire, c’est ouvrir mille portes. »
Là, j’ai envie de dire que mille, c’est beaucoup. Surtout si elles sont déjà ouvertes. Allons, ne boudons pas notre plaisir et finissons sur une note positive, une note optimiste, un drelin-drelin nonpareil. Oui, tout n’est pas à jeter dans ce roman hormonalement déréglé. Il y a parfois des fulgurances. Bon, il n’y en a pas mille non plus. En fait, il n’y en a qu’une. Elle est facile à trouver, car elle figure à la page 20, après laquelle on commence à se pincer pour vérifier qu’on ne rêve pas. J’appelle donc à la barre LA fulgurance du livre :
« Ma sincérité est un répertoire de bourdes. »
Je veux bien croire qu’Alexandre Jardin soit sincère. Ceci expliquerait cela.
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Alexandre Jardin, Les nouveaux amants, éd. Grasset, 19 € (non remboursables)

La photo (brisée) du jour


 © Daidō Moriyama (森山 大道)

lundi 24 octobre 2016

Anti-manuel de suicide

Il y a à peu près six ans, j'ai reçu un bref roman écrit par un auteur canadien (anglophone), assorti d'une lettre où l'auteur me confiait la lecture et, espérait-il, la traduction de son livre. La requête était inhabituelle.

Le hasard (ou ma négligence – surtout ma négligence) a voulu que je range le livre non sur l'étagère des livres à lire mais quelque part, perdu entre divers lexiques et inutiles dictionnaires. Est-ce moi qui ai caché le livre ou le livre qui a préféré attendre que je sois prêt? Allez savoir. Le fait est qu'il y a quelques mois, lors d'une absurde velléité de rangement, je suis tombé dessus. L'auteur s'appelle Jason Hrivnak, et son livre The Plight House.

Je l'ouvre donc, étonné, et décide de le lire. Et aussitôt me voilà… subjugué. Embarqué. C'est un livre étonnant, et ce pour de nombreuses raisons dont je vous reparlerai si vous n'êtes pas sage. Il commence ainsi:
"Le 7 mai 2006 au petit matin, mon amie d’enfance Fiona est entrée par effraction dans l’école élémentaire qu’elle et moi fréquentions il y a plus de vingt ans. Elle était vêtue de couches de vêtements élimés et portait dans un sac en toile l’intégralité de ses biens terrestres. D’une indépendance farouche, d’une nature indocile, Fiona avait passé une bonne partie des dix dernières années à vadrouiller à l’étranger. Elle avait subsisté comme elle pouvait sur trois continents, toujours en quête des drogues les plus fortes et des plus sombres déshérités. Personne ne savait qu’elle était rentrée à Toronto. Je l’imagine à la fois embellie et accablée par cette absence de responsabilité, par l’effroyable liberté de celle qui s’endort là où elle tombe et dont les points de chute sont un mystère perpétuel."
Le narrateur du livre apprend, par le mère de Fiona, que celle-ci s'est suicidée. Elle fut son amie d'enfance, et surtout sa partenaire dans des jeux d'imagination déroutants, puisque tous deux avaient conçu un étrange endroit, où étaient conduites – en imagination – de retorses épreuves censées éprouver les sentiments des gens. Dès lors, le narrateur va imaginer, en hommage à Fiona, un livre, Le Livre des Epreuves, qui s'adresse à la fois au fantôme de Fiona et à tous ceux qui ont laissé un proche en finir avec la vie, afin de tester leur résistance au malheur, leur aptitude à la survie. Magnifique anti-manuel de suicide, le livre présente au lecteur, son principal allié, diverses situations, souvent incongrues, toujours pertinentes, et profondément poétiques, où il faut choisir, prendre position. 

Livre poignant jusqu'à la moelle, qui vous hante et vous soutient, La maison des épreuves nage à contre-courant des pulsions mortifères jusqu'au cœur même de la volonté de vivre. Oscillant au bord du vide, face au désastre de soi, le lecteur se voit convié à un jeu de piste mental qui ne souffre pas la feinte. Lire La Maison des épreuves, c'est entrer dans un labyrinthe, où seul compte le désir d'en ressortir moins seul, moins fautif, moins blessé. Une parabole? Une fable? Plus que cela: une expérience à laquelle il est impossible de se soustraire. (Et que j'inscris sans hésitation dans le top-ten des traductions qui m'ont le plus bouleversé.) (Ceci n'est pas un teaser, mais une sommation.)
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A paraître en janvier aux éditions de l'Ogre…

vendredi 21 octobre 2016

Cartonner n'est pas jouer

Mon livre va cartonner. Ne voyez dans cette phrase aucun pronostic audacieux ni quelque vaine promesse. Non, il s'agit là purement d'un exemple. D'une utilisation du verbe "cartonner". On l'emploie encore assez souvent, sans avoir devant les yeux en permanence un cube marron clair à rabats où ranger des choses en vue d'un déménagement. Cartonner, au départ, ça veut juste dire "garnir de carton". Mais très vite, ce verbe assez ingrat et bas du front, comme tout verbe formé à partir d'une matière brute et vile, va connaître d'étranges tribulations sémantiques. Cartonner, au fil du temps, va signifier des choses très diverses : critiquer; posséder sexuellement; courir un danger; entrer en collision; jouer aux cartes… Ainsi, on pouvait il y a peu se faire cartonner par la critiquer – aujourd'hui, on dit éreinter. 

En fait, l'usage de cartonner au sens de décrocher le pompon est assez récent – et n'est pas sans lorgner également du côté forain. Imaginez un stand de tir dans une foire. Carabine à plomb en main, vous visez un petit carré de carton, cible de toutes vos espérances. Dans le mille? Bingo. Vous êtes en train de gagner. Et voilà notre "cartonner" qui devient synonyme de succès – et comme par hasard, ce sens apparaît dans les années 1980…

Que retenir de tout cela? Eh bien, que le succès est lié à une certaine conception de l'objectif à atteindre. Qu'il ne peut être atteint que si l'on a en tête une cible. Si vous voulez que votre livre se vende, imaginez votre lecteur avant, et mettez-lui du plomb dans l'aile, le bon plomb dans la bonne aile. Bon, ce qui est sûr, c'est qu'on est ici assez loin du fameux "échouer mieux" de Beckett. Il faudrait d'ailleurs trouver un terme, un verbe qui soit le contraire de ce "cartonner" et qui puisse désigner l'écriture d'un livre dès lors qu'elle s'est affranchie de toute "visée".

Je propose: bredouiller. Une sorte de mix entre "rentrer bredouille" et "bégayer". Essayons pour voir. Eh, tu sais quoi? Mon livre va bredouiller. Oui. Je trouve que c'est mieux. Plus proche de la langue, de la langue bifide, saliveuse, patraque, fiévreuse, que du carton, dans lequel finira de toute façon le livre au bout de trois mois quand le libraire le retournera à l'éditeur.






jeudi 20 octobre 2016

Stéphane Bouquet: la stupeur d'exister

Parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. J'ai lu Vie commune, de Stéphane Bouquet, comme tous ses précédents livres, à savoir: en proie à. En proie à quoi? Mais faut-il trouver un sujet à cette sujétion? On peut juste être "en proie à", puisque ici la poésie s'empare de, traite la, revient aux.

Les textes de Bouquet exigent une forme d'abandon attentif très particulier. Une tristesse qui est aussi une joie dépassée s'y promène. Il y a l'un et le multiple, soi et les autres, son corps pour seule passerelle, mais aussi un rêve d'empathie, une frêle tentative de dialogue. Le livre s'ouvre par un poème intitulé "En guise d'excuse", et d'emblée Bouquet nous entraîne dans l'expérience du "rejet" – au sens formel, puisque son vers, quoique fluide, subit la contrainte du "retour à la ligne", comme si son dire excédait l'espace alloué. L'émotion, alors, naît de ce souffle étiré qui semble se contracter puis s'élance à nouveau, relance les dés, comme on croise et décroise les jambes pour signifier qu'on a envie de courir mais que, non, on va rester, là, et parler, tenter de parler. J'y sens l'influence d'une certaine poésie américaine, travaillant la métrique pour réinventer de nouveaux déplacements langagiers. 
"l'original. De toute façon
mes amis j'écris de moins en moins de poésie. J'ajoute juste
des mots à des jours
en espérant y trouver la raison de surpasser l'odeur intense
de solitude qui
me stagne sans arrêt sous les bras et puis re-salves
d'encouragement
des troubadours intérieurs: continue, continue d'entrelacer
ton vers à la seule vérité
qui soit et la stupeur d'exister."
Mais Vie commune comporte aussi ce vers: "Je déclare la solitude ouverte", phrase qu'il faut entendre dans toute sa prometteuse multiplicité. Et le fait est que, tout en étant agité de replis, d'écarts, Vie commune est aussi le livre des rencontres altérées, proche en cela, bien sûr, des pièces de Tchekhov. On s'y côtoie, et même si on y baise aussi, ce côtoiement s'efforce de jeter les fondations d'une sociabilité déchue. Oui, je sais, ce n'est pas très clair, dit comme ça. Ce qui est clair, en revanche, c'est cet au-delà du romantisme qui fait dire à Bouquet:
"en sont restées là. C'est cela l'essentiel: se vautrer dans la
forme
idéale ou provisoirement idéale. Bien sûr pendant ce temps,"
Se vautrer dans la forme: parfois, on ne sait pas comment parler des livres, tant on a l'impression qu'ils parlent d'eux-mêmes, que la parole qui la hante et les traverse n'a pas besoin de nos scories verbales. Bouquet, dans ce livre composé de trois poèmes, une "pièce" et trois "portraits", parvient à chanter/traduire sans le moindre trémolo la rigueur d'exister, le besoin de désirer et l'attrait des circonstances. Regardez, tout est dit, ici:
"de raison valable. Un jour
les méduses à leur tour ont trouvé que leur forme
convenait aux circonstances."
Les plus beaux textes sont des méduses – et Bouquet le rappelle et le prouve une fois de plus.

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Stéphane Bouquet, Vie commune, éd. Champ Vallon, 14 €