jeudi 17 décembre 2015

La sauterelle et le cheval (à propos d'une image simonienne)

Animées, les images le sont à plus d'un titre – je parle ici des images au sens rhétorique (comparaisons, métaphores, etc.). Outre la puissance analogique qui les cabre et leur permet des greffes parfois surprenantes, elles recèlent dans leurs plis une mémoire secrète. Il arrive en effet que leur dynamisme et leur originalité soient à la fois hommage et relance. Prenez le début du Cheval, ce texte magnifique de Claude Simon publié en deux livraisons par la revue Les Lettres nouvelles en février et mars 1958 et qui reparaît aujourd'hui, sous forme de livre – un livre nécessaire, ardent.

Décrivant des chevaux dans la nuit, comparant tout d'abord les bruits qu'ils font à un "grignotement" produit par des insectes, Simon écrit ceci:
"[…] les chevaux, les vieux chevaux de l'armée, l'antique tosse à massacres qui va le long des longues routes de la guerre, branlant sa lourde tête cuirassée de plaques métalliques, n'a-t-elle, n'ont-ils pas quelque chose de cette raideur de crustacés, cet air vaguement ridicule, vaguement effrayant des sauterelles, avec leurs pattes raides, leurs os saillants, leurs flancs annelés comme des corselets […]" (p.7)
On le voit, l'auteur part ici d'une perception auditive de l'insecte puis opère un détour visuel par le crustacé, pour revenir à l'insecte en le spécifiant cette fois-ci : ce sera la sauterelle. L'image, surprenante, qui compare le massif au ténu, le pesant au sautant, arrive donc après une certaine "confection", quelques brèves étapes finement reliées, articulées entre autres par le crissant "crustacé".
Cette image, pourtant, n'est en rien orpheline, et on peut lui trouver une ancêtre chez Hugo, dans un poème des Orientales intitulé La Bataille perdue:
"Tous ces chevaux, à l'œil de flamme, aux jambes grêles,
Qui volaient dans les blés comme des sauterelles,
Quoi, je ne verrai plus, franchissant les sillons,
Leurs troupes, par la mort en vain diminuées,
Sur les carrés pesants s'abattant par nuées
Couvrir d'éclairs les bataillons!"
Ici, on le sent, quelque chose de biblique – du fait des "nuées" – sous-tend la comparaison. Mais si l'on trouve à la fois chez Simon et Hugo cet animal soudain fantasque qu'est le cheval-sauterelle, c'est bien sûr parce qu'il vient de plus loin, et, aussi saisissante que soit l'image, rappelons qu'elle figure dans l'un des plus anciens livres au monde,  :
"Est-ce toi qui donnes la vigueur au cheval, / Et qui revêts son cou d'une crinière flottante? Le fais-tu bondir comme la sauterelle?" (Job, 39, v. 22 - trad. Segond)
De Job à Simon en passant par Hugo, l'image se laisse éprouver par les sursauts de la langue, s'affûte à ses voltes; sa singularité naît moins de son originalité que de sa fusion dans une scansion. L'insecte et le cheval semblent ainsi, au cours des âges, danser de conserve, mesurer leurs cadences, échanger leurs élans, guetter un devenir commun. Cousins tout d'abord par le dynamisme – le saut –, les voilà soudain soudés chez Simon par un liant inattendu, qui enrichit la vision : un "air vaguement ridicule, vaguement effrayant".
Les ailes rognées, diminuées de leur aura religieuse, les sauterelles-chevaux de Simon semblent avancer péniblement dans la boue homérique des temps, elles ne bondissent plus, sculptées par un âpre destin famélique. Signe qu'un "massacre" de plus – de trop? – est passé par là.

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Claude Simon, Le Cheval, post-face de Mireille Calle-Gruber, les éditions du Chemin de fer, 14 €

Note: Je suis tombé par hasard sur les vers de Hugo dans le passionnant ouvrage French Global, une nouvelle perspective sur l'histoire littéraire, éd. Classiques Garnier (2014)

1 commentaire:

  1. Et ce n'est rien dire de cet abattoir d'Alès qui les découpe vivants. Ils ont cet air triste l'hiver dans le froid des plateaux comme s'ils sentaient quelque-chose de plus glaçant encore que la bise qui rougit leur cuir sous leur robe, animal, bel animal.

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