mercredi 14 octobre 2015

La persistance des veuves

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C’est une histoire de semence, l’histoire d’une parole enfin libérée. Violette Ailhaud vient d’avoir 84 ans. On est en 1919. Il lui reste six ans à vivre (Violette est née en 1835). Et ce qu’elle a à dire, elle l’a confié à une enveloppe, que le notaire chargé de sa succession ne devra pas ouvrir avant l’été 1952. Dans l’enveloppe, un texte, qui devra être remis à l’aîné des descendants de Violette, « de sexe féminin exclusivement », ayant « entre 15 et 30 ans ». Ce texte s’intitule L’homme semence, et il a traversé le silence d’un siècle de veuves.
1852. Violette est sur le point d’épouser Martin. Mais Napoléon III a confisqué le pouvoir et ses opposants sont passés un peu partout par les armes. Dont Martin.  Au Saule Mort, hameau du village du Poil dans les Alpes-de-Haute-Provence, disparaît ainsi le dernier homme. Le père de Violette ? Mort aux Iles du Salut, au bagne. Les autres hommes ?  Transportés en Algérie. Le village des femmes prend alors une décision : non seulement résister, tenir bon, mais guetter, guetter le prochain homme, et lui demander d’être le futur père de tous les enfants à venir, afin que le village ne s’éteigne pas. Deux ans après la mort de Martin, un homme arrive. Violette va l’aimer, et à 84 ans le souvenir qu’elle garde leur nuit d’amour est un petit miracle d’écriture :
« Au début, je me retiens de mordre à pleines dents dans cet homme que j’attends depuis longtemps, depuis toujours je crois. Je sais ma faim mais je ne sais pas ce qu’il faut faire. […] Comme on serre les jambes, je serre, pour les empêcher de déborder, la violence contenue, le désir, l’attente du plaisir, toute cette force de vivre embâclée depuis deux ans derrière le barrage qui coupé le cours de ma vie. […] Je me jette sur mon Jean, […] Je prends, je mords, je frappe, je ne sais plus où je suis, je disparais, je perds conscience. Je hurle quand le plaisir m’envahit. La force, la profondeur de ce plaisir sont si inattendues que je pense un moment que je vais mourir ou devenir folle. »
Vingt-cinq pages : pour dire le plaisir promis, attendu, arraché. Les hommes reviendront, alors, épars, mais la guerre elle aussi reviendra, et si Violette, en 1919, décide de raconter cette histoire c’est parce que la Première Guerre mondiale a de nouveau pris et tranché tous les hommes de son village. Le dernier, dit-elle, est mort le jour de l’Armistice… :
« A chaque fois la République nous a fauché nos hommes comme on fauche les blés. C’était un travail propre. Mais nos ventres, notre terre à nous les femmes, n’ont plus donné de récolte. A tant faucher les hommes, c’est la semence qui a manqué. »
Ce texte a si fortement impressionné ses lecteurs qu’il a donné naissance au « Festival L’homme semence », riche de spectacles, ateliers, expositions, conférences.  Il continue d’essaimer malgré le temps, hors littérature, bien vivant dans sa chair.
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Violette Ailhaud, L’homme semence, éd. Paroles, coll. main de femme (« des livres à ne pas mettre entre les mains de tous les hommes »), illustré de 8 linogravures de Maryline Viard, 10 €

Ill: Carl Wilhelm Kolbe Le Vieux ( 1759-1815 ), Tronc de vieux saule pleureur, 1808, Kunsthaus Zurich

2 commentaires:

  1. Tant d'autres histoires, jamais écrites, jamais dites.

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  2. L'homme grain, la femme terre – c'est pas un peu réducteur, tout ça ?

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