samedi 24 octobre 2015

Déposer les noms sur terre: Maylis de Kerangal au chevet de Lampedusa

Eh oui, le samedi, ce gymnase hystérique qu'est le Clavier Cannibale se change en moulin à posts et inflige à ses lecteurs consentants d'anciens articles de foi, histoire de ne pas se rouiller… L'article suivant date du 3 septembre 2014, et vous y avez droit à nouveau pour une bonne raison: les éditions Verticales viennent de republier A ce stade de la nuit, de Maylis de Kerangal dans la collection"minimales".

Le 3 octobre 2013, Maylis de Kerangal est dans sa cuisine quand la radio fait état d’un naufrage : plus de trois cents migrants noyés et un nom, qui surgit de l’eau et des ondes :: Lampedusa. De même que derrière le Balbec proustien se cache une ville du Liban, ce mot de Lampedusa (« nom de pays : le nom », entend-on presque…), avant d’être un île aux yeux et aux oreilles de l’auteur, était lié à un acteur, Burt Lancaster, qui incarna le prince Salina dans le film Le Guépard de Visconti tiré de l’unique roman de l’écrivain Lampedusa ; mais, par un glissement qu’on comprend très vite, Burt Lancaster se détache du rôle du prince pour se dépouiller, tel un monarque déchu, de ses habits et errer de piscine en piscine dans le Connecticut de Franck Perry, non plus aristocrate en belle livrée se rendant au bal, mais homme quasi nu cherchant à remonter le passé dans le magnifique film The Swimmer.
En moins de cent pages pages, Maylis de Kerangal rend compte d’une géographie intime, composée de souvenirs, de lectures/écritures, de voyages aussi. Tel Burt Lancaster tentant de recréer le fleuve du temps à partir de poches d’eau isolées, de retourner dans la patrie perdue du passé en devenant le fil qui relie entre elles des îles d’eau, l’auteur tente, au gré d’un jeu de l’oie personnel, de passer d’un Lampedusa à l’autre. Il faudrait citer in extenso le passage magnifique où Kerangal tente de répondre à la question suivante : « comment les hommes avaient déposé les noms sur la Terre » :
« […] des goélettes usées abordent les rivages, l’ancre est jetée dans une crique sablonneuse au-delà de laquelle vivre une forêt close, les canots sont mis à l’eau et des types affamés s’y bousculent, hébétés d’émotions contraires, terrorisés quand soulagés d’être de retour vivants sur la terre ferme, silencieux devant la terra incognita qui s’étire devant eux en ce jour de l’an de grâce 1492 quand excités par l’or promis au terme de la course ; ils ont la gale, le scorbut, des pouls jusque dans les sourcils, et leurs vêtements raides de crasse sont bouffés de vermine […]. »
Ce « quand » que mutile l’apposition et qui voit s’éloigner sans cesse l’instant de sa proposition, ce « quand » venu en attaque et portant peut-être en lui l’empreinte de la rythmique simonienne, dit puissamment le hiatus entre dérive et refuge, égarement et recueillement, mutisme et baptême. Etre perdu sur terre, perdu à la terre puisqu’en mer, puis toucher un sol, y laisser choir les genoux et, entre panique et projet, nommer ce sol.

Les migrants naufragés, eux, sont morts à deux mille mètres des côtes de l’île de Lampedusa. Et tandis que le prince Salina fend, en fauve las, le bal carnassier que donnent les Ponteleone ; tandis qu’un Gaspard Hauser américain passe d’un miroir liquide à l’autre, le texte de Maylis de Kerangal cherche, au fil des souvenirs, à tenir « en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes » (Proust). C’est l’histoire d’un recouvrement, d’une éclipse : le nom de l’île venant enfin, après vingt ans d’étrangeté, obscurcir celui du vieil écrivain italien.

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Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit, éd. Verticales

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