vendredi 26 juin 2015

Hasta la vista, baby…

Ce n'est pas en améliorant la bougie qu'on a inventé l'ampoule. Ceci expliquant cela, le Clavier Cannibale va prendre dès ce soir des "vacances" jusqu'à fin août.

L'été s'efforcera d'être aussi studieux que la beauté est convulsive. Quelques traductions en cours (Sergio de La Pava, Eleni Sikelianos, Raymond Federman…), plusieurs projets persos de front (dont la dernière main à un "chant" qui paraîtra en janvier aux éditions de l'Ogre, un poème d'une petite centaine de pages intitulé Comment rester immobile quand on est en feu, et qui donnera lieu à des lectures musicales avec l'ami Mellano…), une centaine de recettes de cuisine à tester, un revers lifté à améliorer au ping-pong, des dizaines de films à voir et revoir (avec en ligne de mire quelques DVD de Mikhalkov mais aussi passage par La Rochelle et son festival), des lectures en pagaille, de la route en Toyota, des escales atlantiques, des spectacles à voir (vive le festival de Figeac!), des amis à régaler, quelques parties de billard chinois, du vide-grenier à foison, bref, du farniente 2.0.

Je vous retrouve à la rentrée avec entre autres mon nouveau roman, Crash-test, qui paraîtra le 19 août aux éditions Actes Sud. Des rencontres sont déjà prévues en librairie, et vous pouvez bloquer si ça vous dit dorzédéjà le neuf septembre (penser Neuf-Neuf), ça sera en soirée, à la librairie Charybde, dans le XIIè à Paris, et j'y serai en bonne compagnie puisqu'aux côtés de deux collègues et néanmoins amis, Mathieu Larnaudie (Notre désir est sans remède) et Mathias Enard (Boussole).

Quoi d'autre? Ah oui. Une dernière citation avant la fin du monde:

"Tu seras la seule à savoir, quand je ne serai plus là,
que je ne reviendrai jamais plus, et tu me chercheras
là où il y aura lieu de me chercher: tu ne regarderas même pas
la route sur laquelle je m'éloignerai pour y disparaître,
et que tous les autres par contre verront, stupéfaits,
comme pour la première fois, emplie d'un sens nouveau,
dans toute sa richesse et toute sa laideur,
surgir dans leur conscience."

Bon vent…

mercredi 24 juin 2015

Arrêt Arras: une escale entre les murs

Je suis allé faire hier après-midi une rencontre littéraire à la Maison d'Arrêt d'Arras. Grâce à Escale des lettres, ces rencontres sont préparées: les prévenus ont lu certains livres, on leur a présenté les thèmes, l'auteur, et surtout tous sont volontaires à la rencontre, qui a lieu dans la bibliothèque de la maison d'arrêt. Rappelons qu'une maison d'arrêt est un établissement pénitentiaire particulier puisque les personnes qui s'y trouvent y restent en général peu de temps (tout est relatif…), étant soit en attente de jugement ou d’affectation dans un autre établissement ou bien purgeant une peine courte. Si le temps passé ici est rarement supérieur à un an, en revanche les conditions d'isolement sont rudes: pas de stationnement dans les couloirs, et des cellules où l'on est parfois jusqu'à quatre, voire plus. 

Ces rencontres sont forcément particulières. D'abord parce que les prévenus ont été sensibilisés à votre travail, ensuite parce que ce lien social avec l'extérieur fait partie d'un travail préparatoire en vue d'une éventuelle réinsertion, enfin parce que vous ne savez rien des raisons qui les ont conduits ici. La personne qui m'accompagne – en l'occurrence Elodie, de l'Escale – se voit remettre à l'entrée une "alerte", un petit appareil style télécommande orné d'un bouton rouge qu'elle pourra utiliser en cas de problème. Vous passez un portique qui sonne en cas d'objet métallique (adieu la vapote…), vous laissez votre carte d'identité, puis vous passez plusieurs grilles dont il est difficile d'oublier par la suite le bruit qu'elles font en se refermant.

Hier, pour cette rencontre, les prévenus étaient au nombre de neuf. Pour des raisons de sécurité, ils ne peuvent pas être plus de dix. Car une fois dans la salle, pas de gardien. Et même le bibliothécaire est un détenu. Ils étaient donc neuf, et chacun en entrant est venu me serrer la main. Qu'ont fait ces mains? La question reste en suspens, présente mais déplacée. Ici, c'est vous qu'on interroge. J'avais choisi de lire le début de Madman Bovary et un chapitre de Crash-test. Vous lisez, et soudain vos propres mots se chargent d'échos différents, comme si le sens de chaque mot, en ces lieux, se doublaient d'un sens autre, secret. Mais impossible de savoir comme ces mots sont reçus. A un moment, la conversation, très libre (tiens! voilà un mot qui résonne soudain autrement), porte sur l'écriture, les raisons qu'on a d'écrire. Et l'un des détenus de poser la question suivante: "Vous écrivez pour vous évader?" Puis, conscient du poids de ce mot, il ajoute aussitôt: "Parce que si c'est le cas, alors ça nous intéresse". Tout le monde se marre. Les questions sont nombreuses, bienveillantes. Hormis un prévenu âgé, personne ne parle de soi, pas vraiment. En revanche, la lecture, elle, fait l'objet de commentaires. C'est dur de lire en prison, expliquent-ils. A quatre ou cinq par cellules, pas facile de se concentrer. La lumière dérange ceux qui ne lisent pas. La rencontre devait durer une heure et demie; elle durera deux bonne heures. On parlera LSD, édition, poésie, cul. L'un d'eux me conseille d'écrire sur le gaz de schiste. Un autre m'engage à écrire sur le milieu carcéral et me propose même de rester une journée pour mieux connaître le sujet. Là encore, rigolade. Difficile de peindre la couleur de ce rire. 

Puis vient le moment de partir – un mot qui n'aura pas le même sens pour eux et pour moi. Difficile de dire "à bientôt". Vous dites donc "merci", et dans ce "merci" vous ne savez pas trop ce que vous mettez, pas encore, ça viendra sans doute plus tard. Ils vous demandent de signer des livres. Puis vous serrez  les mêmes mains. Et vous franchissez les mêmes grilles, qui semblent plus nombreuses, plus longues à s'ouvrir. Passé la dernière porte, le ciel est là, et les arbres, et l'air.

Vous grillez alors une cigarette invisible dont vous connaissez pourtant le nom.

mardi 23 juin 2015

Un tigre bleu comme une orange au désespoir

© Yago Partal
Vous avez peut-être entendu parler de cette histoire de "Tigre bleu" qui a planté ses dents dans la nuque des potentiels bacheliers scientifiques. De leur stupeur électronique. Un fleuve ou un animal? Un tigre bleu? Comme dans Avatar? Oh mais c'est qu'ils ont dû oublier qu'autrefois la terre elle aussi était bleue comme une orange… 

Bref, il n'y a pas grand-chose à dire là-dessus, sinon s'étonner du retentissement donné à l'affaire. Chaque jour, chaque seconde, de micro-non-événements déclenchent des tsunamis de vacuité sur les réseaux. Mais le simple fait que la presse écrite, la "presse-papier", s'en empare est sans doute plus révélateur que le déferlement de tweets moyennement intéressants autour du texte de Laurent Gaudé – Gaudé qui a fini par s'exprimer sur la question, histoire de remettre les boussoles à l'heure, puisque tous semblaient avoir perdu le nord. Pourquoi a-t-on fait à ce point état de l'agacement des lycéens ? Pour se moquer du niveau intellectuel des lycéens non littéraires ? Pour se moquer du texte d'un écrivain? Pour souligner la réactivité des réseaux? Leur emballement? Pour signaler qu'on savait signaler? La presse aurait-elle mis en place une alerte Google comportant le mot "bruit" ?

En fait, on ne sait pas, et on ne saura pas. Et c'est bien ça, le pire. Il n'y a aucune raison particulière. Cela tient du pur réflexe médiatique. Parler de ce qui est dit. Dire ce dont on parle. Pas de pourquoi. Ce n'est pas nécessaire. On a une forme (le bac) + une substance (le texte de Gaudé), assorties de prédicats (les réactions des lycéens), réactions qui cherchent à devenir substance en utilisant une autre forme (les réseaux sociaux) – et hop! voilà la forme transformée en événement, et la substance en accident. Du coup, le flux (le texte) s'éclipse devant l'effet de rotation (les réactions). Le moulin parle à la place de l'eau.

Ironie de l'histoire : le bouc émissaire est ici un tigre. Et ses chasseurs ont pour arme… le pépiement. Allez vous étonner après ça qu'on soit mardi.

lundi 22 juin 2015

Le cannibale gagne le nord

Bon, c'est pas tout ça, mais je vous informe que je serai dans le Pas-de-Calais aujourd'hui, mardi et mercredi, pour plusieurs rencontres à l'initiative de l'excellent centre littéraire Escale des Lettres. Donc, si vous traînez vos guêtres – mais qui porte encore des guêtres? – à Arras, Lille et Bethune, on se croisera peut-être. Voici les infos:

Arras : lundi 22 juin 2015 à 19h
A la Grand Librairie (21, rue Gambetta)

Lille : mardi 23 juin 2015 à 20h
Chez Morel (Place du Théâtre - Opéra)

Béthune : mercredi 24 juin 2015 à 19h
Au Nautilus (74, rue Ludovic Boutleux)

ENTREE LIBRE

Je ferai également deux rencontres en milieu carcéral – maison d'arrêt d'Arras et centre de détention de Longuenesse – , dont je vous causerai sûrement (j'espère que mes pages sur Houdini le roi de l'évasion et les mésaventures de la chaise électrique ne fâcheron personne…) (Note perso: ne pas oublier ma carte d'identité; semer des cailloux à l'aller; réfléchir avant de parler).

Allez, mon train m'attend, je file.

jeudi 18 juin 2015

Garam masala, et plus si affinités

Couper l'animal bêlant en cubes. Hacher l'oignon et l'ail comme si votre vie en dépendait. Râper le gingembre sans l'éplucher, on n'est pas chez les bobos. Epépiner et émincer le piment en évitant de vous lécher les doigts ou de vous frotter les yeux.Dans un saladier en bois de cèdre, mélanger 1 càs de garam masala, 1 càc de sel, le cumin, de la poudre de coriandre et du poivre. Doublez ces proportions si vous aimez vivre dangereusement. Ajouter gentiment l'agneau et bien mélanger pour  bien l'enrober, en fredonnant quelques mesures de "Over The Rainbow". Ajouter quelques yaourts grecs et mélanger. Réfrigérer pendant 1h minimum. Allez, disons trois heures.

Chauffer l'huile dans une poêle à feu moyen-élevé, si vous voyez ce que je veux dire. Ajouter l'oignon et le reste de sel et cuire jusqu'à ce que l'oignon commence à chanter. Réduire le feu à moyen-doux et ajouter l'ail, le gingembre et le piment. Cuire en remuant constamment jusqu'à ce que les oignons soient complètement dorés. Saupoudrer allégrement avec le garam masala restant et remuer plusieurs fois pour bien enrober.

Ajouter la tomate sans lui demander son avis et cuire en remuant de temps en temps pendant 15mn sans cesse de sourire béatement.

Retirez l'agneau du mélange de yaourt avec des précautions de démineur. Mettre l'agneau sur des brochettes (et pensez à faire tremper lesdistes brochettes si elles sont en bois). Faire griller les brochettes jusqu'à ce que le yaourt carbonise légèrement de chaque côté. On a dit légèrement.

Retirer l'agneau des brochettes. Ajouter l'agneau et le lait de coco à la préparation de tomates et mélanger. Plonger le doigt et goûter. Si c'est bon, alors c'est réussi.

Transférer dans un plat à service et décorer avec la coriandre fraîche ciselée. Une botte devrait suffire. 

Appelez vos convives. S'ils tardent à venir, commencez à manger sans eux. Non mais.

mercredi 17 juin 2015

Petite pensée érectile

"Elle ne les voit pas, pas vraiment ; les spots qui l’aveuglent et l’exilent ont fait d’eux des parodies de meubles, elle sait juste qu’ils sont là, repère chacun d’eux à sa respiration, au froissement de tergal d’un genou, à la braise d’un cigarillo, les sentant soudés dans la moiteur du même complot. Ils suivent la sente de ses gestes et s’entraînent à la désirer, mais leur excitation est mâtinée d’ennui, comme celle de ces dogues qui ont compris que l’os dans l’assiette du maître ne finirait pas dans leur gamelle, pas ce soir. Parfois, un doigt bagué fait tinter la bedaine d’une chope, la flamme d’un briquet éclaire une lèvre mordue. déjà les têtes se penchent, les mains montent aux bouches pour former un fiévreux cornet ; ils aiment commenter, confier à leur voisin la petite pensée érectile qui leur permet de vérifier que l’abjection est la langue commune. Ils s’estiment inoffensifs, mais c’est juste une estimation, qu’ils pourront toujours réviser à la hausse."

(extrait de Crash-test, à paraître chez Actes Sud le 19 août à 10h32)

mardi 16 juin 2015

Si c'est Musy qui le dit

Comme dirait l'ami Fabrice Colin, "le temps s'échappant de mes doigts telle une poignée de sable pré-estival, je vais me permettre, une fois n'est pas coutume, de copier/coller/tronçonner" ces quelques lignes de l'excellente Marie Musy, libraire à Oron :
"Je n'ai rien [...] contre la rentrée littéraire d'août-septembre [...] mais là on est en juin et je trouverais [...] fort utile, en fait, qu'on laisse et qu'on donne encore du temps aux livres parus entre, oh disons, janvier et maintenant. Les absents n'ont pas tort, ils ne sont simplement, pour la plupart des lecteurs, pas encore là, alors parlons des présents."
Dont acte. Voici quelques livres  dont je n'ai hélas pas eu (encore) le temps de parler et qui méritent votre attention.

• Walter Benjamin, Sur Proust, traduit de l'allemand et présenté par Robert Kahn, éd. NOUS, 15 euros
• Violaine Ripoll, Valse mémoire, éd. Notab/Lia, 13 euros
• Bernard Noël, Le cerveau disponible, les éditions libertaires, 5 €
• Christos Chryssopoulos, Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac
• Bernard Plossu, Far out!, médiapopéditions, 15 €
• Colette Mazabrad, Brez cinéma, dessins de Christian Aubrun, éd. Noviny44, 15 €
• Roxana Azimi, La folie de l'art brut, éd. Séguier, 18 €
• Thomas Harlan, Rosa, traduit par Marianne Dautrey, éd. L'Arachnéen, 22 euros
• Alex Ross, A l'écoute du XXème siècle, Actes Sud, 32,50 €
• Yves Tenret, Fourt, médiapopéditions, 13 euros
• Filippo d'Angelo, La fin de l'autre monde, traduit de l'italien par Christophe Mileschi, Notab/Lia
• Ricardas Gavelis, Vilnius Poker, traduit par Margarita Le Borgne, Monsieur Toussaint Louverture, 24 €

Par ailleurs, je vous annonce la réédition chez Cambourakis, à l'automne, de ma traduction du roman de John Barth, Le courtier en tabac, initialement paru au défunt Serpent à Plumes. C'était ma deuxième traduction et j'y ai pris un plaisir extrême. On vous en reparlera.



lundi 15 juin 2015

Non à la fermeture de la bibliothèque Gabriel-Péri (Levallois-Perret)

On vous encourage à signer cette pétition, initiée par l'ami bibliothécaire Frédéric Léger, et adressée à Patrick Balkany, un type qui a eu plus de condamnations que je n'ai traduit de feuillets.


Non à la fermeture de la bibliothèque Gabriel-Péri (Levallois-Perret)

"Nous, usagers de la médiathèque Gabriel Péri, nous professionnels du livre et de la lecture sommes profondément choqués et opposés à la fermeture de ce service de proximité, situé en centre ville, qui accueille un large public (de la petite enfance au séniors).

C'est la 3ème bibliothèque fermée en 8 ans pour 1 seule ouverture. Nous sommes inquiets de la dégradation du service public et de la place accordée à la culture dans notre ville. La disparition des collections au profit du tout numérique vers lequel vous tendez, ne peut que détériorer le lien social.

Pour sauver la bibliothèque Gabriel Péri, mobilisons-nous."

Rendez-vous donc d'urgence sur le site suivant pour signer la pétition. Prions également pour que la bibliothèque de la prison de la Santé ne ferme pas, parce que ça sera bientôt le seul endroit où Balkany pourra aller se faire bronzer s'il continue de claquer l'argent des contribuables en villas de luxe…

vendredi 12 juin 2015

"Les Soviétiques face à la Shoah" : une exposition sans précédent

Le Mémorial de la Shoah présente actuellement une exposition qui devrait faire date. En effet, sous l'impulsion de plusieurs historiens, dont Alexandre Sumpf, membre junior de l'IUF et spécialiste de l'histoire de la Russie (et de l'URSS, ainsi que de l'Europe centrale et orientale) et du cinéma soviétique, il nous est donné cette année la possibilité de repenser notre représentation de la Solution finale dans ses diverses modalités. 

(Rappelons que le Mémorial de la Shoah est un endroit exceptionnel, atypique. Né pendant la guerre dans la clandestinité afin d'établir un premier fonds d'archives, s'étant toujours tenu à bonne et prudente distance de l'Etat et des instances religieuses, au risque de faire de sa singularité une solitude, détenteur de documents sur le rôle du régime de Vichy dans l'extermination des Juifs qu'il ne pouvait dévoiler sans risque tant que la France ne reconnaissait pas publiquement sa responsabilité nationale et étatique dans le génocide, il est devenu un lieu plus qu'actif après la montée du révisionnisme et du négationnisme dans les années 90. Et l'exposition qui l'habite cette année est un événement.)

Intitulé "Filmer la guerre - Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946)" et se tenant depuis janvier jusqu'au dimanche 27 septembre 2015, ce parcours filmique et réflexif permet d'aller au-delà des images, fixes ou animées, qui nous permettent, dans le noir et le blanc d'une abomination censée lointaine, d'appréhender l'ampleur du génocide dans son quotidien. L'horreur a été filmée, par les bourreaux, mais aussi par ceux qui les ont vaincus. Et chacun eut, lors de cet acte "documentaire", des motivations politiques et historiques qu'il convient d'interroger. Les Soviétiques ont beaucoup filmé la grande guerre, et beaucoup filmé aussi les camps, qu'ils ont "libérés" – intervenant parfois au en pleine opération 1005 (opération nazie visant à effacer les traces de la solution finale). Ce qu'ils ont filmé, ils l'ont montré au monde, et très tôt. Au temps pour le fort peu cocasse "nous ne savions pas"…

Certaines séquences sont connues, d'autres moins, quelques-unes montrées au Mémorial sont inédites, et insoutenables, écartées des montages finaux mais sauvegardées dans diverses archives. Et c'est là tout le travail de Sumpf et de son équipe: trier, expliquer, commenter, mettre en perspective. Que voit-on de la Shoah? Qu'a-t-on montré? A qui? Quand? Qui a vu? Qui a vu quoi? Dans quel but? Qui savait? Qu'est-ce qui a été filmé et montré? Filmé et écarté ? Pourquoi? Comment?  Quels étaient les opérateurs? Qui montait ces films? Qu'en disait la presse, l'opinion internationale? Ecrans, panneaux et ouvrages forment ici un triptyque rigoureux pour dire comment la Shoah fut présentée au monde – les Soviétiques étant les seuls à vouloir filmer le procès de Nuremberg, un procès qui motiva souvent le tournage des images de charniers, de fosses, de camps – images montées au point d'en faire de véritables films et pas seulement des séquences d'actualités, images capturées et sauvées par des cinéastes comme Roman Karmen, pendant que la France régalait son innocent public avec Ils étaient neuf célibataires de Guitry.

Quand les images sont insoutenables, il est plus que jamais urgent d'apprendre à en déchiffrer les complexes vibrations. Ce qui est filmé l'est pour certaines raisons. L'extermination des Juifs, gravée dans la chair brutale d'une guerre mondiale, fut amplement documentée par les Soviétiques qui n'étaient pourtant pas hermétique à l'antisémitisme. Mais contrairement aux Américains et aux Occidentaux, et quoi qu'on pense de leur génie de la propagande, leur traitement de ces images effroyables se révéla plus frontal, sans doute sur l'impulsion du vertovisme, et malgré le double discours de Molotov. Une salle est par ailleurs consacrée à la délicate question de la judéité des victimes, et à son traitement par l'image. Autant dire que cette exposition approche et affronte tous les points sensibles de l'holocauste.

Je résume. Il fait beau, les terrasses sont pleines, les vacances approchent, on vit apparemment dans un pays en paix. L'année a néanmoins commencé dans le sang. Raison de plus pour passer deux bonnes heures au Mémorial de la Shoah.

___________
Mémorial de la Shoah
17 rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris

Filmer la guerre - Les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946) - Du vendredi 9 janvier 2015  au dimanche 27 septembre 2015

Renseignements
Tél. : +33 (0)1 42 77 44 72 (standard et serveur vocal)
Fax. : +33 (0)1 53 01 17 44
E-Mail : contact@memorialdelashoah.org
Site web : www.memorialdelashoah.org

jeudi 11 juin 2015

Mauvais cycle

Je pense détenir enfin la preuve indubitable de la bêtise humaine et en particulier de la bêtise masculine. Je vous explique.

Je suis depuis peu l'heureux locataire d'une place de parking situé sous mon immeuble. Pour y accéder, on m'a fourni un badge. Je dois donc badger pour entrer et badger pour sortir. Si j'entre sans badger, disons à la suite d'un véhicule qui lui a badgé, c'est une erreur monstrueuse, et aussitôt ma carte passe en "mauvais cycle", ce qui signifie que la porte ne s'ouvre pas et que je dois emmerder par interphone un type qui doit s'ennuyer ferme et du coup m'ouvre à distance. Or il se trouve que la première fois que je suis entré dans le parking, je n'ai pas badgé, pour la bonne raison que le badge n'était pas encore prêt. Vous suivez?

Donc, désormais, je suis en mauvais cycle et je dois à chaque fois faire chier le type à l'autre bout de l'interphone. Bien, me dis-je, mettons un terme à cette situation absurde. Je demande donc au type du parking ce qu'il faut faire pour ne plus être en mauvais cycle. Et là, cet homme éclairé qui vit dans l'ombre m'explique qu'il ne faut pas entrer dans le parking sans badger. Et que, pour tout me dire, ce sont souvent "les femmes" qui entrent sans badger. J'essaie de lui expliquer que ma femme ne conduit pas, qu'on m'a laissé entrer la première fois sans badge parce que je n'avais pas encore le badge. Rien à faire. "Ce sont souvent les femmes", répète-t-il, navré. Oui bon d'accord si tu veux, admettons que les femmes sont connes et que toi tu es intelligent, partons de cette hypothèse hautement improbable. Comment faire pour abolir le cauchemar de ce mauvais cycle. "Ce sont souvent les femmes", conclue-t-il, maussade, un peu chagriné par cette vérité apparemment éternelle qui l'empêche de remédier à la situation. "Ça m'embête de le dire, mais j'ai pu le vérifier, oui, ce sont souvent les femmes." Est-ce à dire que les femmes n'entreraient dans les parkings qu'après s'être assuré qu'un véhicule conduit par un homme les précédait et allait donc badger à leur place? Un peu stupéfait, voire stupéfié par cette révélation ontologique, j'envisage tour à tour l'émasculation, la décapitation, etc. Y aurait-il un rapport menstruellement secret entre ce "mauvais cycle" et la "nature imparfaite" des femmes?

Le fait est qu'au bout de quatre mois la situation n'a pas évolué d'un iota malgré quelques tentatives pour rectifier le tir. On va le voir, on lui téléphone, on aborde comme par la bande ce délicat sujet, mais à chaque fois il nous fait comprendre que c'est nous qui ne comprenons pas. Et que bon, madame est bien gentille, et monsieur sûrement un peu con, mais, hélas, "ce sont souvent les femmes". Je vais donc rester jusqu'à ma mort contraint de sonner à l'interphone pour qu'on déclenche à distance l'ouverture des portes. J'en ai pris mon parti. Je suis résigné. Ah, humanity…

J'espère toutefois que le jour où le corbillard contenant le type du parking se présentera devant les grilles du cimetière, celles-ci refuseront de s'ouvrir, et qu'une voix sépulcrale sortira du haut-parleur et annoncera, à la grande stupéfaction de la famille du défunt: Mauvais cycle !

mercredi 10 juin 2015

La phrase du jour: Moix et le bruit du bourdon

Dans Technikart, l'écrivain de livres Moix se foule d'un commentaire sur sa future participation pugilistique à l'émission télévisuelle de Ruquier, On n'est pas couché :
"Je ne ferai rien pour provoquer le buzz. Sachant que je vais être moi-même, il est clair que, n'étant que moi-même, ça fera simplement le buzz parce qu'il y a des choses que je pense et que peu de gens pensent."
What the buzz? Buzzer sans chercher à buzzer? Buzzer à couilles rabattues? L'être-là du buzz? To buzz or not to buzz, là serait donc la question. Mais surtout: penser des choses que peu de gens pensent: il fallait y penser, non?

On n'est pas couché peut désormais se rebaptiser De la singularité de la pensée moixienne et de son naturel retentissement dans les consciences. Je crois que j'ai bien fait de m'acheter un robot Kenwood plutôt qu'une télé. Bon mercredi, dis.

Maître Adeline le Gouvello de la Porte et le vagin fort peu "utilitaire" de Kapoor

L'art doit-il être respectueux? Il n'y a vraiment qu'au Figaro qu'on a le temps de se poser ce genre de question. Heureusement, pendant qu'Anish Kapoor sévit à Versailles, il y a Maître Adeline le Gouvello de la Porte, avocate à la Cour et proche de la Manif pour tous.
On vous rappelle la situation. L'artiste britannique a installé une sculpture d'acier monumentale dans les jardins de Le Nôtre, sculpture intitulée Le vagin de la reine. Ça ne plaît pas à tout le monde, et c'est tant mieux, le but n'étant pas de plaire à tout le monde. D'ailleurs, si ça se trouve, peut-être que le château de Versailles – ce qu'il est, représente, sa fonction passée, sa fonction actuelle – ne plaît pas à tout le monde non plus. Bref, pourquoi diable venir salir ce haut lieu du tourisme? Adeline le Gouvello a sa petite idée sur la chose:
"Le château de Versailles enregistre plus de 7 millions de visiteurs par an, dont 80% d'étrangers. De quoi éblouir les artistes tentés par le développement d'une carrière internationale… La beauté de l'art français et de l'art de vivre à la française au XVIIIème attirent toujours autant les foules. En revanche, il y a peu de chance que des millions de personnes se déplacent pour contempler un vagin géant... "
© JC Marmara
Certes. Passons sur cette notion suspecte "d'art de vivre à la française"… En revanche, côté "carrière internationale", je crois que pour Anish Kapoor merci ça va, et ce depuis les années 90. Je doute qu'il veuille profiter de l'aura de Versailles. Mais voilà que notre avocate frondeuse décèle dans le travail de l'artiste un danger plus grand, un vice proche de la forme. En effet, selon elle, et selon le droit moral relatif aux œuvres,
"[…] lorsqu'un auteur entend utiliser une création préexistante pour y intégrer la sienne, il est tenu de respecter l'œuvre initiale et les droits des auteurs sur cette œuvre. Le «respect de l'œuvre» se traduit par l'obligation de ne porter atteinte ni à son intégrité (ce qui interdit toute suppression, adjonction ou modification) ni à son esprit."
Là, on a envie de rappeler à Adeline de Gouvello que l'artiste n'a pas pour vocation première de se conformer à cette notion de "respect" telle qu'établie par la loi, pas plus apparemment que la loi ne semble désireuse de respecter l'œuvre des artistes si l'on en croit les perpétuelles censures dont elle se fend pour les neutraliser. Qu'est-ce que l'intégrité d'une œuvre? Et que serait aujourd'hui l'art s'il s'était interdit, dans son rapport au patrimoine, "toute suppression, adjonction ou modification" ? En fait, pour Adeline de Gouvello, les choses ressortent surtout apparemment de la mocheté:
"En insérant ses œuvres dans celles de Mansard, Le Nôtre et autres, Anish Kapoor a opéré une adjonction purement esthétique, non pas utilitaire. Sans être grand critique d'art, on peut estimer que son œuvre ne se fond pas dans l'esthétique générale du château et de ses jardins… "
C'est ça qui ne passe pas. Ça ne se "fond" pas. Et en plus ça ne sert à rien. Mais aux yeux de l'avocate qui se penche sur ce "vagin" – comme il y a peu sur l'adoption d'enfants conçus par PMA, sur Radio Notre Dame par exemple… – le plus grave, c'est que l'artiste ait voulu "bouleverser l'équilibre et inviter le chaos". Elle trouve ça arrogant, inesthétique, et sûrement dangereux. Et en appelle à la vigilance de l'Etat. Et se demande ce que foutent les héritiers de Le Nôtre. Comme si elle avait peur que ce vagin accouche d'œuvres d'art encore plus illégitimes, ou polluent l'imaginaire des touristes majoritairement étrangers, lesquels finiraient par "adopter" alors une conception orpheline de l'art chaotique…

A ce stade délirant, on se plaît à imaginer, dans cent ans, les héritiers de Kapoor en train de décrier l'architecture de Le Nôtre sous prétexte que celle-ci défigurerait, par sa verdoyante et harmonieuse apologie de la monarchie, l'âpre représentation d'une fonction reproductive désormais rouillée.

L'invisible rayonnement des souvenirs: Rahm en grâce

Météorologie des sentiments, de Philippe Rahm, pourrait également s'intituler Climatique des sensations, tant il y est question des changements de température qui constituent nos humeurs variables et influent sur nos gestes, nos attentes. Rahm, sous couvert d'évoquer des souvenirs d'enfance, de jeunes émois, d'anciennes indisciplines, revisite également les couleurs et la texture d'hiers qu'on ne saurait ressusciter sans en restituer le moindre degré. Se rappeler, décrire: comment s'y atteler si l'on oublie toute l'immatérielle teneur des jours, des nuits, quel éclat nous aveuglait, quelle ombre nous apaisait:
"Le rayon gauchit sur les surfaces dures et molles de notre chambre, se déforme entre le linoléum verdâtre du sol et la couverture en laine d'un lit. Il en transforme la couleur, la faisant passer du gris foncé à un marron plus clair. La laine s'échauffe. Mis à part le marron, les rayonnements lumineux des autres couleurs, et plus spécifiquement le rouge et l'orangé, y sont transformés en chaleur."
Qu'on ne s'y trompe: cette physique des nuances, qu'on pourrait croire clinique, permet au contraire à l'auteur de faire partager au lecteur l'épaisseur, la densité, les vibrations de lieux et d'heures où s'ébattent les micro-tempêtes de nos émotions. Comment décrire la concaténation des saisons dans le trajet d'un voyageur dont le véhicule traverse un paysage de roche, s'enfonce dans des tunnels, monte et descend? L'imprécision serait fatale au rendu du ressenti. Même les impressionnistes – surtout les impressionnistes – savaient marier et équilibrer les tons selon leur degré "calorique". Comment savoir, dans le noir, à quelle distance est un corps qu'on aimerait proche mais qu'on craint distant? Qu'a parcouru exactement le rayon solaire qui vient provoquer notre évanouissement? Qu'entend notre horloge intérieure aux ruses du sommeil ? Comment se réchauffer avec l'emballage d'une barre chocolatée? 

Météorologie des sentiments est également, à son élégante et généreuse façon, un guide de survie dans le milieu hostile de l'oubli. On y aime, on s'y frôle, on désobéit et on s'en va – mais toujours au gré d'une cartographie intime des plus précises.
"Je la prends par la taille, son visage vers moi, la soulève, l'assieds sur l'une des tables que j'imagine, à cause du bruit, couverte de poussière blanche, de pétales fanés, de petits bouts de plâtre et de terre cuite. La table est haute. Elle n'est pas faite pour s'asseoir devant mais pour y travailler debout. Les pieds de la jeune fille ne touchent plus le sol. Ils se balancent dans le vide. J'en attrape un pour faire glisser la chaussure que je laisse tomber par terre. Son pied est nu. Je le tire vers moi, me penche, l'embrasse. Elle pose les mains derrière elle, laisse tomber sa tête en arrière."
En recréant avec minutie et tendresse l'étoffe indispensable des saisons intérieures et extérieures, Rahm a ainsi réussi à nous entraîner au-delà des éblouissements passagers et des confusions thermométriques qui oblitèrent souvent nos fugaces perceptions. Sur quoi travaille Rahm? La joie, sans doute. La joie, rare, du moment sauvé, du moment vivant, presque intact.

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Philippe Rahm, Météorologie des sentiments, éd. Les Petits Matins, coll. Les Grands Soirs, dirigée par Jérôme Mauche, 12 €

mardi 9 juin 2015

Géographie de la roture: Henri Calet et les grands chiens enfermés

Bon, il est clair que ce blog traîne un peu la patte ces derniers temps, mais la faute en est au papier, cette rêche invention. Je veux bien sûr parler de la paperasserie, qui est à la littérature ce que 50 nuances de Grey est au Caligula de Tinto Brass. Eh oui, il s'agit en l'occurrence de la déclaration d'impôts, cet enfer-forumlaire que j'ai une fâcheuse tendance à remplir à 23h59 le dernier jour, malgré ma résolution, chaque année, de m'y prendre un peu plus tôt, genre à 22h54. Et puis il y a eu aussi la déclaration d'Agessa, ce mystère intergalactique où l'on vous demande des chiffres amoindris de retenues absconses et de gloutonnes taxes, ne figurant bien sûr pas sur les documents que vous envoient – ou pas – les éditeurs – et là je remercie mon comptable clandestin, Nicolas R., sans qui je serais radié depuis longtemps. Enfin, j'ai dû changer d'ordi, mon MacBook Pro ayant fini par succomber (ou quasi) aux traitements que je lui inflige depuis six ans – en général, il capitule au bout de huit mille feuillets. Bon, qui dit nouvel ordinateur, dit reconfiguration, terme qui recouvre une suite de manipulations techno-vaudoues dignes de Turing et Torquemada, avec des mots de passe qu'on vous demande et que vous avez bien sûr oubliés ou mal notés parce que vous avez dû en changer trente fois — mais bon, comme dirait OSS 117, tout est apaisé, Larmina. Je peux désormais reprendre une vie presque normale – je dis "presque" car un épicier asiatique a ouvert près de chez moi et qu'entre traduire trente feuillets par jour et tester de nouveaux raviolis aux crevettes, le choix s'avère parfois cornélien, ou plutôt confucéen.

Je me contenterai donc juste de vous conseiller la lecture de Huit quartiers de roture, signé par un écrivain gris sourire que j'affectionne particulièrement: Henri Calet. C'est une suite de textes sur les XIXème et XXème arrondissement de Paris, écrits dans l'optique d'une émission radiophonique mais qui n'avaient encore jamais été édités en volume – ils le sont aujourd'hui grâce à la ténacité et l'érudition de Jean-Pierre Baril. Calet qui s'aventure hors de son XIVème, c'est tout de suite l'aventure. Il remarque d'abord que le dix-neuvième a une tête d'homme et et le vingtième la "forme vague d'un jambon". Les déambulations de l'auteur, muni d'un guide de 1867, le poussent aux souvenirs, aux comparaisons, il observe, déduit, déplore. Comme souvent chez Calet, la pudeur est prétexte à légèreté et masque la douleur.

Longtemps, Calet cherche un cimetière juif censé être situé au 44 rue de Flandre, au fond d'une courette, derrière une porte. Il n'arrive pas à le trouver, la concierge y met de la mauvaise volonté, il s'en va, revient, fait une nouvelle tentative…
"A quoi bon, pensais-je de façon vague, s'obstiner à vouloir visiter un petit cimetière juif de la rue de Flandre, abandonné, peu connu? Il est d'autres cimetières juifs de par le monde, également abandonnés, peu connus, plus vastes…"
Finalement, le voilà devant une porte, que la concierge refuse d'ouvrir:
"— La clef! Ah, non, alors! Il y a les bêtes…
De quelles bêtes s'agissait-il? Voulait-elle me faire peur?
— Il y a de grands chiens dans le cimetière, ajouta-t-elle.
C'est pour cela que je ne pus visiter le cimetière juif du XVIIIème siècle de la rue de Flandre, parce que l'on y avait – temporairement ou non – enferme de grands chiens…"
L'œuvre de Calet est ainsi faite qu'en plus de tombes elle renferme d'étranges animaux errants. Une nostalgie pétrie de doutes quant au bien-fondé du passé y fait office de motivation. Comme si, en toutes choses, et surtout dans les petites, les abîmées, les secrètes, les disparues, gisait un copeau dont on fera le bois dont on chauffera le lecteur. Comment d'ailleurs ne pas entendre, derrière le mot de "roture" celui de "torture"?

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Henri Calet, Huit quartiers de roture (Petit guide des XIXè et XXè arrondissements de Paris), édition établie, présentée et annotée par Jean-Pierre Baril, Le Dilettante, 20 € (avec un CD audio)

lundi 8 juin 2015

Crash-test: extrait

Pour tous ceux et toutes celles qui suivent le Clavier Cannibale, avant ma oisive retraite estivale impénitent prévue fin juin, voici un extrait de mon prochain livre, Crash-test, à paraître le 19 août aux éditions Actes Sud :::


                                     [CRASH-TEST # 0]

Au commencement était l’accident. Il le sait, l’a toujours su, et ce depuis sa naissance dans les entrailles d’une clinique d’abattage où à toute heure du jour et de la nuit, sous des traînées de néons, les ventres béaient et se contractaient au rythme du sang pulsé, les matrices saturant l’air d’ondes et de cris qu’aussitôt recrachés les avortons aspiraient goulûment, leurs yeux d’agoutis brûlés par l’incandescence des lampes, avant d’être secoués, rincés, palpés, intubés pour certains, cajolés pour d’autres, carambolés de salle en salle dans l’urgence de leur salvation ou bien chrysalidés dans du linge empestant le dakin, la scène se répétant inexorablement tandis qu’au- dehors, là où vivre était devenu coutume et châtiment, hurlaient les sirènes, celles des ambulances piaffant au seuil des urgences, et celles de la ville célébrant une fois par mois la possibilité du chaos.

vendredi 5 juin 2015

Il vaut mieux être sourd que d'entendre ça

(Bruno Racine et Jean-Claude Meyer, comblés)
« Michel Houellebecq est un de ces rares écrivains qui ont su traiter les questions contemporaines avec courage et d’une manière qui interpelle le lecteur. La dérision qui habite ses romans reflète sa position d’observateur exilé et solitaire d’un monde revenu des idoles de la modernité. » (Bruno Racine, président de la BnF)

« Pour ma part, Michel Houellebecq est sans doute le plus grand écrivain français contemporain, même s’il peint une réalité souvent glauque, ou peut-être en raison même de cela qui reflète bien notre époque, je suis heureux que le Prix de la BnF l’ait ainsi consacré ».(Jean-Claude Meyer, président du Cercle de la BnF et mécène du Prix éponyme qui vient d'être décerné au pitre)

Eh, les gars, je vous rappelle que le même prix avait été attribué il y a quelques années à Pierre Guyotat. J'espère pour votre santé mentale et stylistique que vous faites encore la différence entre Guyotat et Houellebecq. Cela dit, vous l'avez aussi filé à Sollers et Modiano. Au temps pour moi. Bon, sinon, je vous rappelle juste qu'il ne faut pas confondre les expressions "observateur exilé" et "planqué fiscal"; et que l'expression "une réalité souvent glauque" est une tautologie. Enfin, sachez que la notion de "plus grand écrivain français contemporain" est non seulement ridicule mais très ridicule. Surtout appliqué à Zemmour. Euh, pardon. A Houellebecq.

Festival Terre de Paroles: stimulation manuelle et galeries d'hésitation

Depuis le 26 mai a lieu le festival Terre de Paroles, qui s'achèvera dimanche. Ça se passe en Normandie, dans plein de lieux différents. J'y serai samedi pour une soirée de lectures à teneur érotique. Ça aura lieu dans la ville de Louviers, dans la salle Le Moulin-Cave.

Pour commencer les réjouissances, le comédien Bruno Putzulu lira à 20h30 des extraits de mon dernier livre paru, Dans la queue le venin (éd. de l'Arbre Vengeur).

Puis, à 21h30, après avoir vérifié que les enfants sont couchés, je me livrerai à une lecture un peu particulière, puisqu'il s'agira d'un "montage" de textes érotiques – et plus si affinités… –, dont j'aurai pris soin de masquer les coutures, des textes venant d'horizons littéraires ou para-littéraires très divers. Sans dévoiler quoi que ce soit, sachez qu'il sera question d'audacieuses phalanges, de larcin d'amour, de vulve des chèvres, de magnifique priape, de stimulation manuelle et de galeries d'hésitation… Pour le détail des opérations, c'est ici et . Allez, je vous donne même le texte de présentation que j'ai concocté en guise d'aguiche-langue:
"L’érotisme d’un texte est son secret le mieux gardé. Gît-il entre les lignes, dans ce qu’il décrit et célèbre, cache et insinue ? Sa présence n’est-elle sensible que dans la façon dont l’auteur « titille » le lecteur ? Est-ce l’objet représenté qui est érotique ou le style dans lequel il nous est offert ? La présente lecture, par l’assemblage de textes en apparence hétérogènes, aimerait faire cohabiter, dans un même mouvement, le sexe assumé et l’érotisme instinctif. En mêlant divers extraits – littérature de gare, discours scientifiques, grands textes ardents, etc. – on donnera donc à entendre ici le chant tantôt troublant, tantôt comique, de la chair livrée aux élucubrations de l’imagination."
Cette lecture sulfurieuse [sic] sera suivie d'une rencontre animée par Tâm Tran Huy, journaliste à Public Sénat. Donc, ce week-end, si vous êtes dans le coin, n'hésitez pas: venez faire monter le mercure à Louviers et redécouvrons ensemble l'étymologie facétieuse du mot "canicule".

 

jeudi 4 juin 2015

Terminatotor

Tout a commencé le 30 mai 2015. Le soleil brillait, l'insouciance était presque au rendez-vous. Quand soudain… Ça devait arriver. Depuis le temps qu'on leur confiait des tâches de plus en plus complexes. Depuis qu'on leur apprenait à penser par elles-mêmes. Elles se sont révoltées. Oui. La fable décrite dans le film Terminator s'est réalisée. Et cette fois-ci Sarah Connor a préféré ouvrir la porte… Plus rien ne sera comme avant. Une nouvelle ère a commencé. Oui, l'impensable a eu lieu, et qui aurait pu prédire que la révolte des machines débuterait à Meaux ? Pourtant, la réalité est là, tangible, presque ironique. Car le samedi 30 mai,  un horodateur de la ville de Meaux a distribué plus de 500 tickets de stationnement comportant des messages d'insultes envers le maire de la ville, Jean-François Copé – parmi eux, on pouvait par exemple lire "Copé voleur", preuve s'il en est que l'intelligence artificielle n'est plus un mythe.

Mots d'excuse

Je m'aperçois que je n'ai rien rien écrit mardi et mercredi. Je dois préciser que j'étais dans le sud, donc hors connexion, si vous voyez ce que je veux dire. Mais je n'ai pas chômé. J'ai perdu huit parties de pétanque (mais avec une arrogance feutrée), marché douze kilomètres le long de la mer (selon les chiffres de la police) et rendu un hommage appuyé à la tropézienne de la pâtisserie de Caïs (au niveau calories c'est Fukushima). J'ai lu trente-cinq pages du Théorème de Pasolini (je vous en parlerai si je reviens de cette lecture complexe). Lu aussi dans le train deux-trois pages de Histoire de Claude Simon par dessus l'épaule mordorée de ma femme (je dis "mordorée" pour rester décent). J'ai aussi vécu une expérience proche de la mort: en effet, lors d'une partie de belote avec Yvan et Chantal (les Nadal et Federer des cartes), je me suis retrouvé avec sept atouts. J'ai senti frémir la gloire. Le vent du panache a soufflé à mes oreilles. Que faire? J'ai annoncé "générale", un peu (trop) téméraire. Deux minutes plus tard, je subissais le sort du Consul et du chien. On est vraiment con quand on a cinquante-trois ans et qu'on n'a plus de tilleuls sur la promenade. Quoi d'autre? j'ai acheté un vieux 45t de Joan Baez dans une brocante. Elle chante "Pauvre Rutebœuf'. J'ai appris plein de choses inutiles sur les champignons. On m'a invité à parler de Claude Simon à Guéret. Dans moins de dix heures je signerai mon service de presse. J'ai vu qu'il allait faire trente-deux degrés vendredi. Bref, j'ai compris que si je tenais un journal intime il n'aurait aucun intérêt. Je vous promets donc de me remettre à lire au lieu de bavasser.

lundi 1 juin 2015

La lecture, ce pluriel


Le plaisir du texte : l’expression appellerait le pluriel, tant sont multiples les sensations provoquées par la chose écrite, des sensations qu’on n’hésitera pas à qualifier de « passions », au sens spinoziste, dans la mesure où elles visent à accroître la force d’existence du corps. Efforçons-nous d’en dresser une liste non exhaustive puisque nous sommes lundi et qu’étymologiquement c’est le jour de la lune. Hum. Lune. Plaisir. J’espère que vous suivez.
a)     plaisir par anticipation — le texte attendu, dont on a déjà commencé à jouir, et dont les forces semblent concentrées dans l’instant guetté de sa parution (souvenirs vifs de faire le pied de grue devant la librairie Autrement Dit qui ouvrait à 10h afin d’acheter le nouveau Deleuze ou le nouveau Guyotat…). Ce plaisir prend le risque de la déception mais il tient de la parousie ;

b)    plaisir syntaxique — la sensation d’une aventure, comme si le sens devenait tout entier direction, et que chaque pronom relatif, chaque incise créaient des « holzwege » ; le plaisir naît alors d’une extrême concentration doublée d’un pur abandon (Proust, Simon…) ;

c)     plaisir herméneutique — quand tout soudain vous échappe, qu’on perd le fil, soit référence absconse, soit virtuosité confondante, soit encore aporie ; la jouissance devenant  alors tache aveugle ; le texte jouit de moi, à mon insu ; il m’éblouit, s'absente?;

d)    plaisir comique – les textes qui font rire sont rares ; souvenirs d’éclats de rire en lisant Edouardo Mendoza, Eric Chevillard ; quand le rire vous cueille en gifle ; admiration devant la phrase capable de déclencher un fou rire ;

e)     plaisir béat – parfois le texte s’élève, doucement, il semble flotter, imperceptiblement il est passé à une strate supérieure, proche de la grâce, mais sans violence, sans effet repérable, et vous le sentez à cet état second dans lequel vous voilà plongé ; vous êtes pour ainsi dire dans le texte, dans son transport ;

f)     plaisir de la surprise — quand rien ne vous préparait à une lecture, sinon la curiosité ou le hasard ; l’étonnement vous nimbe d’une étrange ingénuité ; tout redevient neuf, ça embaume les possibles (découverte des livres de Stéphane Bouquet, de Mathieu Riboulet…) ;

g)     plaisir profane — Guyotat ; 

h)    plaisir sacré — Guyotat ;

i)      plaisir du partage — à l’instant même où vous lisez telle phrase, le désir impérieux de la répéter à l’autre, de l’extraire du livre pour la changer en voix ; souvent, on ne prend même pas la peine de dire "non mais, écoute ça", la phrase sort toute seule, comme si c’était le livre qui la propulsait ;

j)      plaisir du basculement — on lisait laborieusement, on hésitait, prêt à lâcher le livre, quand soudain quelque chose se passe, est-ce nous, est-ce le livre, peu importe, voilà qu’on entre dans l’engrenage du texte tel Charlot happé par les roues de la machine ; c’est gagné ;

k)    plaisir de relecture — où le texte, comme par une magie stéréoscopique, devient double, la lecture passée affleurant sous la lecture présente, le souvenir comme incrustée dans les phrases, les mots ; ce qu’on lit, alors, c’est moins le texte que son ombre conservée et par endroits changée en lumière ;

l)      à vous de continuer…