jeudi 28 mai 2015

Plût au ciel que le lecteur…

Mon livre est là, tout frais sorti des presses. C'est le vingtième, et pourtant, j'éprouve à chaque fois cette sensation si particulière que nombre d'écrivains connaissent mais qui reste difficile à décrire. Une sensation qui est tout d'abord physique, puisque cette chose immatérielle qui vous a occupé des centaines et des centaines de jours a soudain un poids, une forme, une odeur même. C'était encore il y a peu une aventure obsédante, un monde d'échos, de vibrations – et voilà qu'il semble s'être tu. On l'ouvre mais sans parvenir à attarder son regard en un point précis, comme si on voulait juste vérifier qu'il n'est pas vierge, ou chaotique. On le pose alors, pour le reprendre aussitôt.
Lentement, imperceptiblement, on devine un basculement : on est en train de devenir son propre lecteur. L'auteur qui veille en soi se rétracte, et un être différent, mi complice mi critique, s'empare de vous. Les lèvres remuent. Tout est là. Pourtant, impossible d'être véritablement le lecteur de son propre livre, car chaque mot qu'on lit a gardé la temporalité de son apparition, chaque mot conserve en lui l'ombre des autres mots qui ont failli prendre sa place au cours du travail d'écriture; chaque phrase recèle encore, en sa trace faussement linéaire, le souvenir de ses multiples versions. Votre livre est encore en "travail", encore "travaillé" – le momentum de l'écriture l'habite encore pour quelque temps.
Pour l'instant, peu de gens l'ont lu, et cette particularité le rend comme suspect, comme attardé dans un no man's land. Un no book's land. On le pose, une fois de plus, puis on le reprend et l'on pressent alors qu'il va falloir, tôt ou tard, s'en déprendre. Ce n'est après tout qu'un livre, parmi des milliers, et qui a en outre l'inconvénient d'être achevé, alors que le livre en cours, lui, vous occupe tout entier comme un sang turbulent. On le repose en se disant que c'est maintenant aux autres de se débrouiller avec.

6 commentaires:

  1. Félicitations, Claro, et tous mes voeux de bonheur avec le petit dernier.

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  2. "...peu de gens l'ont lu"... Si vous voulez me l'envoyer surtout n'hésitez pas !

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  3. Puis, plus tard, voire un tout petit peu plus tard, des gens vous lisent à haute voix, devant vous, et vous vous étonnez d'avoir écrit cela (heureux ou malheureux, peu importe: vous avez oublié). Bien longtemps après que l'eau des glaciers ait dépassé l'embouchure, vous tombez par hasard sur votre ouvrage. C'est la stupéfaction. Ces moments sont de grâce - ou de gêne. Ils suscitent et ressuscitent.

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  4. Mais oui, comme cela est bien restitué !

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  5. Heu... pour qu'il soit un peu plus lu avant l'automne, je suis également preneur d'un exemplaire en avant première pour égayer mon été ! Je suis même prêt à faire le déplacement pour venir le chercher !!!

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