mardi 10 mars 2015

Une main sinon rien: la branlette selon Thibault de Montaigu

Se battre à cinq contre un. Etrangler le borgne. Se finir à la main. Fréquenter la veuve poignet.  Ripoliner le candélabre. Tirer sur l'élastique. Ai-je besoin de vous faire un dessin? Ces expressions désignent toutes le même sport en chambre : la masturbation pratiquée par l'homme. Or tel est le sujet, que dis-je?, l'ardent pivot du nouveau livre de Thibault de Montaigu, Voyage autour de mon sexe. Disons-le d'emblée, avant qu'on se raidisse suite à certaines frictions: c'est un livre passionnant, et surtout révélateur. Un livre sincère, qui, avant de basculer dans l'essai, se prélasse dans l'aveu. En effet, l'auteur part d'une expérience personnelle: un séjour plutôt aride en Arabie Saoudite où, faute de gazelle, il se concentre intensivement sur sa corne. Dans ces pages, verge et verve rivalisent, et si le ton est celui de la confession, le temps, lui, est aux questionnements:  se "souiller avec la main" – manu stuprare – est-ce une forme de sédition sociale? Le "sexe imaginaire", autrement dit la masturbation, a-t-il toujours été condamné? Que menace la branlette? La pignole serait-elle d'essence anarchiste?

Partant de cette intuition, l'auteur prend les choses en main, si je puis dire, et tente d'en extraire la substantifique semence. Délaissant de plus en plus son expérience autoérotique, tout en y repiquant de temps à autre, il étreint ce sujet sensible en le manipulant dans le temps et dans l'espace. L'attitude de l'Eglise; la censure médicale; le lien avec la lecture; la condamnation familiale, etc. Montaigu a lu et pris des notes, et il nous en fait part avec un talent délassant, désinhibé et désinhibant si besoin est, même si parfois on le sent distrait, et qu'une certaine assurance stylistique le fait trébucher, comme par exemple quand il compare l'aspermatisme sadien – la difficulté éjaculatoire… – à une "forme de constipation à l'envers" (?!). Ou quand, évoquant l'autoérotisme du fœtus, il tient à s'excuser "d'avance pour toutes les femmes enceintes" [nous qui soulignons]. Ou quand il parle des "élucubrations d'un imam" alors qu'il reconnaît n'y comprendre "un traître mot"… Mais ne cherchons pas des poux là où ça se dégarnit. Non, le plus intéressant et, on l'a dit, le plus révélateur dans ce livre, c'est la conception de la masturbation. En effet, dès le début, on sent bien que la pratique dont nous parle Montaigu est à ses yeux fondamentalement masculine et hétérosexuelle. Un truc de mec, quoi.. Bien sûr, elle est ainsi du fait de son expérience, qu'il narre sans détour, mais on sent bien, malgré certaines précautions, que la veuve poignet est ici surtout un veuf.

A plusieurs reprises, Montaigu "retourne" à la question féminine:
"Mais les femmes, songeais-je aussitôt: étaient-elles tenues à l'écart de tels plaisirs?"
Ou plus loin:
"Quant aux femmes, elles ne sont pas en reste".
Il va même jusqu'à imaginer que "les hommes et les femmes [sont] des barres de chocolat et que vous vous baladiez dans la rue en reluquant toutes ces sublimes barres de chocolat" – mais c'est pour parler quelques lignes plus loin de "petites allumeuses" – allons bon… Ah, si l'on doute de l'engagement féministe de l'auteur, il y a un chapitre intitulé "De la supériorité physique et intellectuelle des femmes", où il s'interroge et va jusqu'à se demander si
"la force naturelle des hommes les pousse à la possession matérielle quand les femmes sont davantage portées à une forme de retrait et d'intériorité" (p. 142-143).
Pourtant, si Montaigu a bel et bien lu Beatriz Preciado, et cite de revigorants passages de son Pornotopie, ses intuitions parfois intriguent:
"Les hommes ne parviennent pas à abandonner l'idée de posséder sexuellement quelqu'un d'autre. Tandis que les femmes, en se branlant, se libèrent de cette injonction masculine à pénétrer (ou à être pénétrées) […]" (p. 151)
Les derniers chapitres, qui font le point sur le passage de "la branlette artisanale à la masturbation de masse" sont pertinents, là encore sincères, avec des formules qui font mouche: "le cybersexe, c'est l'orgasme pour les nuls"; "nous sommes arrivés à l'ère du sexe sans sexe", le sexe en solitaire comme "revenu minimum sexuel"; le porno, "nouveau surgelé du sexe", etc.

Ce qui me gêne le plus dans ce livre, outre le phallocentrisme assumé dans un essai se la jouant par ailleurs pseudo féministe, c'est l'indécrottable virilisme de la prose, cette cécité hétérosexuée qui sévit à chaque page, tous ces réflexes de mâle étayés de fine gaudriole qui sapent en permanence le bien-branlé des thèses de l'auteur (ou au contraire les engorgent?). Ainsi, la main du branleur est "son amante"; l'Eglise catholique est devenue une "vieille rombière possessive et hystérique"; la collègue néerlandaise de l'auteur est une "Batave hystérique", ou une "Batave constipée" ou une "autruche acariâtre"; et quand Montaigu fait l'éloge (activité masculine si l'en est…) de la masturbation féminine, le cliché gicle à grands jets:
"elles s'en vont explorer le vaste continent de leur corps: le fin détroit des lèvres, la délicate anse du cou, les sous-bois sauvages de leur crinière, les vibrantes collines des seins, les ourlets sinueux des nymphes, les sombres crevasses de l'aine, la terre chaude et ondulante des fesses, la goutte rose du clitoris, le sommet enflammé des tétons, les gorges profondes du vagin jusqu'au mystérieux delta de l'utérus…" (p. 133-134)
On croirait entendre Jean Dujardin dans OSS 117 commentant "l'impeccable sillon mammaire" de Larmina ! La fin du livre de Montaigu nous éclairera sur sa conception de la masturbation.  Il narre en effet un déjeuner avec son père, qu'il qualifie de don Juan, et explique dans la foulée la nuance suivante:
"[…] le branleur, quand on y songe, c'est l'anti-don Juan par excellence, son jumeau maléfique. Son double inversé. D'un côté le séducteur cynique qui cherche son propre reflet dans toutes les femmes, et de l'autre, l'onaniste qui cherche le reflet de toutes les femmes en lui-même."
Mais laissons le père et le fils deviser entre eux de cette "vieille maîtresse" qu'est la masturbation, leur "amante la plus délurée", "la mère maquerelle de notre sexualité" – le complexe d'Œdipe n'en demandait pas tant… On l'aura compris, Voyage autour de mon sexe n'est pas un essai sur le plaisir solitaire, mais un éloge de la pignole hétéro, livré avec quelques text-toys pseudo-féministes en guise de lubrifiant. On peut donc le mettre entre toutes les mains. Sans crainte, hélas.
_________
Thibault de Montaigu, Voyage autour de mon sexe, éd. Grasset, 18 € — parution le 18 mars

4 commentaires:

  1. Je pense à ce beau fragment d'Yves Pagès, dans Souviens-moi : "De ne pas oublier qu'on n'a jamais l'occasion de sentir sa propre odeur, ni de s'entendre ronfler, ni d'apercevoir sa silhouette de dos sans l'aide d'un miroir, ni de toucher du doigt son plaisir sans le concours imaginatif d'un invisible partenaire (...)". (p. 21-22).

    RépondreSupprimer
  2. est ce bien le Montaigu (a cote de Nantes, sur la route, en revenant.....) ?
    ou est ce un noble (de Montaigu) ? dans ce cas il doit confondre pignole et pic de la mirandole

    RépondreSupprimer
  3. L'autre jour, en patientant dans une salle obscure, force s'imposa à me faire constater que des rares voisins installés très sagement compte tenu de leur âge, aucun n'aurait pu convenir au menu secrètement rêvé et de rire sous cape à cette digression avant de découvrir avec effroi au tout début de la projection la version biblique d'un des commandements "tu ne tromperas pas". Faudrait-il préférer à ce bref soulagement qu'un mode survie impose l'adultère érigé en système?

    RépondreSupprimer
  4. À quand un livre sur le sport préféré des Français: la branlette intellectuelle?

    RépondreSupprimer