mercredi 12 novembre 2014

La lettre voilée : Karinthy et le mystère de la traduction


Frigyes Karinthy, mort en 1938, est un auteur hongrois, maître incontesté du deux pages et demie encre libre. Prenez son recueil Je dénonce l’humanité. Des textes courts, virtuoses, légers, d’une efficacité sournoise, souvent absurdes, parfois drôles, toujours mémorables. Une nouvelle en particulier devrait être aussi connue (et opératoire) que « La lettre volée » d’Edgar Poe. En fait, ce pourrait même être « la lettre volée » des traducteurs – avec, en bonus, Lacan en moins.  Il s’agit de la « Lettre mystérieuse ».
Un jeune Anglais – qui ne lit pas le français – repère une jolie femme à l’Opéra de Paris ; cette dernière s’en aperçoit, lui griffonne un message, qu’elle laisse tomber de sa loge. L’homme se précipite dessus (sur le mot, hein, pas sur la femme). Le message, hélas, est écrit dans un argot parigot impénétrable. Notre héros rentre chez lui, fait lire le mot au propriétaire de son hôtel… lequel lui demande de quitter les lieux sans tarder. Le narrateur se rend alors dans un autre hôtel dont il connaît le propriétaire, narre ses déboires, montre le mot et… de nouveau, sommation de partir. Il se rend alors chez son meilleur ami, que tout ça fait rire. Mais l’ami lit alors le mot et lui demande de ne plus le saluer. Le narrateur abattu va donc voir son père, qui lui promet de tirer l’affaire au clair, voire de poursuivre en justice ces hôteliers indélicats. Mais le père lit le mot – et répudie le fils.
A ce stade du récit, vous vous demandez quel message peut bien recéler ce mot, qui plus est en argot. Quatre personnes l’ont lu et ont toutes réagi violemment. Etait-il simplement obscène ? Mais dans ce cas, pourquoi le fils en pâtirait-il ? Etait-il d’ordre politique ? Intime ? Scientifique ? Allergique? Le fait qu’il soit en argot joue-t-il un rôle dans sa perception ? Contient-il une ou plusieurs ambiguïté(s) ? Pourquoi sa lecture entraîne-t-elle séance tenante la gêne ou l’horreur, avec pour conséquence une immédiate rupture des liens sociaux, familiaux ? Et surtout, la traduction joue-t-elle un rôle dans cette histoire, dans la mesure où cette anecdote, vécue par un Anglais d'origine irlandaise ne parlant ni le hongrois ni le français a été confiée à un Hongrois ne comprenant pas l'anglais qui l'a raconté en hongrois, après quoi le texte a été traduit en français ?
Quand vous connaîtrez la teneur de ce message, tout vous paraîtra clair. Limpide. Effrayant. Et maintenant, vous savez ce qu’il vous reste à faire.
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Frygyes Karinthy, Je dénonce l’humanité, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, éd. Viviane Hamy, coll. « bis », 9 €

1 commentaire:

  1. Je viens justement d'en commencer la lecture, sans être totalement convaincu de la drôlerie de la chose. Mais voir ici sa recension me rassure, je vais insister...

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