mardi 30 septembre 2014

Immobile / en feu: c'est demain, à Marseille

Montpellier surnage péniblement mais l'iPhone 6 débarque en Chine. On n'a plus le droit d'enfumer les enfants en voiture, mais Jennifer Lawrence vient de… — bon, bref, tout baigne. On a fini par venir à bout du mois de septembre. 
Pour bien commencer octobre, qui ne devrait pas tarder, je serai demain mercredi 1er à Marseille, dans le cadre du festival Actoral pour une lecture.
Ça s'appellera "Immobile en feu", ça aura lieu à 19h30 au Théâtre des Bernardines. Durée estimée : 45 minutes (mais a priori plutôt 44 minutes). Ça coûtera 5€ / 3€. Voici en gros de quoi il sera question:
"Comment rester immobile quand on est en feu ? Ou encore : Comment écrire un livre quand c’est le livre qui cherche à s’écrire ? S’interroger sur le processus d’écriture d’un livre, mais de l’intérieur, en l’écrivant déjà, en dérapant déjà, déjà pris dans sa dynamique, ses risques — écrire ses balbutiements, mais comme si on était déjà à l’intérieur de Babel. Il sera donc question d’accidents de voiture, de strip-tease et de cannibales. Parce qu’on ne sait jamais"
Venez très beaucoup s'il te plaît. Juste après ma lecture, si vous restez dans la salle, vous pourrez assister à un spectacle d'Antoine Boute et Arnaud Saury intitulé "Stagiaires, larmes, tropiques", à 20h30, d’après Les Morts rigolos (2014) et Tout public (2011) d’Antoine Boute, des livres dont Le Clavier vous a déjà causé.
Je vous laisse quelques heures car je dois aller me procurer un flacon de xylocaïne non adrénalinée dans une pharmacie en grève, ce qui n'est pas gagné mais néanmoins plus facile que d'imaginer une majorité de femmes au Sénat.

lundi 29 septembre 2014

Pas vu, pas prix

Le Grand Prix du roman de l'Académie Française est un prix prestigieux car c'est le seul grand prix du roman décerné par l'Académie française qui porte le nom de Grand Prix du roman de l'Académie Française. On aurait donc tort de négliger son importance, sa portée et l'importance de sa portée. D'ailleurs, voici un bref rappel des chefs d'œuvre auxquels l'Académie française a par le passé décerné son grand prix du roman de l'Académie Française : L'île heureuse, de Avesnes; Histoire de Gotton Connixloo, de Camille Mayran; Pour moi seule, d'André Corthis; Reine d'Arbieux, de Jean Baide; La guêpe, d'Albert Touchard; L'orage du matin, de Jean Blanzat; Le solitaire, de Marc Blancpain; Mademoiselle de Bois-Dauphin, de Roger Chauviré; etc.
Le prix est assorti de la somme de 7500 euros. Moi je dis: soudoyer des écrivains pour qu'ils tombent dans l'oubli, fallait y penser…

vendredi 26 septembre 2014

Oron, ô espoir

Si vous habitez Oron-la-ville, en Suisse, ou Lausanne et les environs et que vous avez envie de bouger, sachez que samedi 27 septembre (oui, vous avez bien calculé, c'est demain), la librairie du Midi, à Oron, fêtera ses dix ans. Tenue par l'excellente Marie Musy et son facétieux concubin Nicolas, La Librairie du Midi est le genre de librairie capable de vendre cent exemplaires de Tous les diamants du ciel sans pour autant déposer le bilan – total respect. De nombreuses réjouissances sont prévues, et j'aurai l'honneur, avec Fabrice Colin et Julien Blanc-Gras, d'être l'un des trois auteurs invités pour "jouer au libraire" (on ne joue plus au docteur depuis longtemps…).
Chacun d'entre nous présentera trois livres comme s'il espérait convaincre des inconnus de les acheter. Pour ma part, je ferai la retape des titres suivants: L'envoleuse, de Laure des Accords (ed. Verdier); Intérieur, de Thomas Clerc (l'arbalète) et L'innocence, de Brian DeLeuww (éd. Super 8).

Voici le déroulé des opérations pour la journée:

    •11h Lo Tian chansons en patois guitare-contrebasse
    • 12h30 Julien Blanc-Gras, Claro, Fabrice Colin libraires d'un jour
    • 14h30 The Navidson record mélancolie guitaristique avec un peu de chant quand même
    • 15h30 l'AJAR lecture-performance
    • 17h Nineteeneightynine rock-pop 90
    (et toute la journée atelier peinture pour les enfants chez Pierre Tattoo).

Vive les étagères de livres ! et vive la Suisse libre !

jeudi 25 septembre 2014

Europe (et les glénoïdes)

Je comptais vous parler ce matin du numéro spécial de la revue Europe consacré à Eric Chevillard mais il se trouve que j'ai été entravé dans mon élan critique par une lésion du bourrelet glénoïdien supérieur, or chacun sait combien un labrum, même déchiré superficiellement, peut vous niquer la journée. Mais assez parlé de mon épaule qu'un excès de haussements intempestifs a dû à la longue endommager, et revenons à ce numéro 1026 qui ne devrait pas tarder à sortir en librairie.

Vous y trouverez, outre un texte de votre serviteur intitulé "Grammaire du ridicule (et patatras révélateurs)", des interventions d'Anne Roche, Olivier Bessard-Banquy, Bruno Blanckeman, Gaspard Turin, Laurent Demanze, Pierre Senges (yes!) et Aurélie Adler, ainsi qu'un entretien entre Chevillard et Pierre Jourde et deux courts textes de Chevillard  ("A pic" et "Ailes").

Voilà. A vous de jouer, moi je retourne à mon petit glénoïde.

mercredi 24 septembre 2014

Que lire en cette rentrée ? Tout, apparemment…

Tous les livres de la rentrée littéraires sont-ils bons? La réponse vient de tomber: c'est oui. C'est du moins l'impression paradisiaque qu'on retirera de la lecture du supplément gratuit "Que lire?" édité par le magazine Lives-Hebdo, que vous avez peut-être trouvé chez votre libraire.

Bon, Livres-Hebdo est une publication "destinée aux professionnels du livre ( librairie, édition, bibliothèque) et au public intéressé par l'actualité du livre", et sa vocation n'est donc pas de renouveler la critique littéraire. Mais il s'agit là d'un supplément, offert aux clients des libraires, des lecteurs qui ne savent pas forcément tout ça et qui eux comptent sur ce chouette opuscule – Olivier Adam est en couverture, en noir et blanc, et on a presque envie de le chatouiller et de lui dire qu'il y a plus grave – pour se faire une idée sur ce qui encombre les étals (les étaux, a-t-on envie de dire…).

Du coup, tous les livres recensés sont loués. L'impression d'ensemble est vertigineuse. Que faire? demandait Lénine. Que lire? s'interroge Livres-Hebdo. Tous deux ont apparemment opté pour une réponse radicale. Blas de Roblès? "Total roman et total respect". Jean-Marie Rouart? "A son meilleur." Onfray? "Il pose les bonnes questions." Adrien Bosc? "Le feu d'artifice ne fait que commencer." Le Charlotte de Foenkinos? "Son opus le plus audacieux et le plus fort à ce jour." Olivier Maulin? "Qui l'aime le suive!" L'amour et les forêts de Reinhardt? "Une tragédie sublime." Un été en famille d'Arnaud Delrue? "Epoustouflant de maîtrise." Paul Harding? "Magistral, aérien et poignant." Joy Sorman? "Une conteuse incroyable que l'on écoute bouche bée". Etc.

Qu'on ne s'y trompe pas: ce supplément est tout sauf superficiel. Portraits fouillés, analyses enlevées, rappel des titres précédents, citations, etc., les journalistes de Livres-Hebdo ont lu et bossé. Mais le parti pris de ne pas critiquer, d'être positif accouche d'un panorama idyllique, et quand on parvient à la page 82 de "Que lire?", on se dit qu'il va falloir tout acheter et tout lire, Carrère comme Rosenthal, Beigbeder comme Volodine, Deville comme Adam… Effet paradoxal et inévitable: l'absence absolue de coups de griffe, voire de simples bémols, finit presque par faire douter d'autant d'engouement et de respect. A la fois c'est rassurant: il y en a pour tous les goûts, you-hou.

Cela dit, il n'est pas inutile de savoir lire entre les lignes, et le lecteur pourra s'amuser à deviner, sous le vernis de certaines louanges, pour ainsi dire en filigrane, ici une réserve pudique, là un désintérêt contenu. Quant à ceux qui ne figurent pas dans cette sélection, ma foi, ils sauront à quoi s'en tenir…

mardi 23 septembre 2014

Le tour du livre en quatre-vingt quatrième (2)


Parfois, plutôt que de dévoiler l’intrigue, la quatrième de couverture cherche à intriguer, séduire, choquer. Elle n’est pas censée être neutre et peut parfois adopter un style particulier, plus ou moins proche de celui de l’auteur. N’étant pas écrite a priori par ce dernier (surtout dans le cas d’une traduction), elle peut se permettre d’être laudative – mais pas trop, sinon l’effet « je-nous-sers-la-soupe » peut s’avérer désastreux, même si très souvent la quatrième n’a pas peur des termes et tournures dithyrambiques, et se permet même parfois des références à d’autres auteurs, dans le but (inavoué ?) de mâcher le travail aux futurs commentateurs, comme c’est le cas récemment pour l’entreprise autobiographique du suédois Karl Ove Knausgaard à laquelle est systématiquement accolé ou presque le nom de Proust, alors que bon, hein, Knausgaard a du talent et de la mémoire, mais tout ça ne fait pas une madeleine.
La surenchère dans le bizarre peut avoir ses charmes, et voici une quatrième qui, bien qu’écrite à l’emporte-pièce, est assez bien balancée dans son genre, s'offrant en prime le luxe d’une conclusion aguichante qui l’aide à remporter le morceau haut la main. :
« Neils Bork est un homme blond entre deux âges, au visage ingrat et aux yeux bleus. Miguel De Soto est un magnifique brun aux yeux noirs, à la peau basanée. Neils Bork est un alcoolique qui s’enivre au mauvais whisky. De Soto, lui, a un organisme si parfait et si délicat qu’il ne peut boire même du café. Bork est un individu lamentable, un raté de la science, qui sombre dans le désespoir. De Soto, au contraire, est un extraordinaire génie qui non seulement possède toute la science de son temps, mais encore paraît en avance de plusieurs siècles. Ses découvertes bouleversent le monde. Or Neils Bork et Miguel De Soto ne sont qu’un seul et même homme.
Cette métamorphose n’est que le prologue de toutes sortes d’événements prodigieux, dont le dernier et le plus tragique sera l’accouchement par une femme d’un monstre préhistorique."
(John Taine, Germes de vie, trad.. Edith et Alain Glatigny, Gallimard, coll. Le rayon fantastique, 1953 — titre repris par NéO en 1984)
Pas mieux (ni pire)…

lundi 22 septembre 2014

Le tour du livre en quatre-vingt quatrième (1)


On l’a déjà laissé entendre ici, la quatrième de couverture est un genre littéraire à part. Techniquement, ce n’est pas le dos, le dos étant l’épine dorsale du livre, là où sont inscrits titre du livre et noms de l’auteur et de l’éditeur (qui se lisent de haut en bas, à la différence des pays anglo-saxons, entre autres, où on les lit de bas en haut – il y aurait toute une étude à faire sur cette différence d’axe qui engendre des postures inverses, la tête penchant à gauche ou à droite selon les contrées…).
 
Mais l’on parle néanmoins de dos : on va lire ce qui est écrit au dos. On dit aussi « derrière », comme si le livre possédait un postérieur plus loquace que son visage, ce qui est souvent le cas, d'ailleurs. C’est là que figurent les quelques lignes censées présenter/vanter l’article que le chaland a en main. C’est dire combien sa rédaction est importante et obéit en principe à des critères économiques. Mais chaque éditeur (et chaque auteur) est libre d’en faire, bien sûr, ce qu’il veut :
1/ ne rien écrire ;
2/ écrire juste une ligne d’accroche, ou une ligne tout court (style éd. Alinéa) ;
3/ proposer un résumé, voire des pistes de lecture (dans le style des synthèses ardentes made in Actes Sud) ;
4/ louer l’ouvrage, etc, chacune de ses options étant compatible et combinable avec les autres.
 
Qui écrit la quatrième ? Souvent l’éditeur, avec l’accord de l’auteur ; parfois un(e) assistant(e) d’édition, là encore supervisé(e) par l’éditeur/l’auteur. Tous ses allers-retours entre intervenants font de la quatrième une œuvre globalement collective, nécessairement bâtarde.
 
Certaines quatrièmes détonnent, étonnent, font bondir, hurler de rire. Le Clavier cannibale se propose d’en faire le tour en quatre-vingt exemples. Aujourd’hui, nous commencerons par celui de Ben-Hur dans la collection Marabout. C’est un quatrième de deuxième génération, c’est-à-dire qu’il est en charge d’un livre déjà paru, donc ayant déjà un passif, un livre connu qu’il n’est pas nécessaire de présenter de façon détaillée. Ici, l’argument est le succès – le succès est l’argument. Imparable.
« Pourquoi « Ben-Hur » a-t-il été tiré à près de 4 000 000 d’exemplaires ? Comment se fait-il que pratiquement il ait été traduit dans toutes les langues et que cette œuvre connaisse un succès vraiment mondial ? »
Pas mieux.


vendredi 19 septembre 2014

Raconter l'incendie: Jurgenson entre deux langues

 
Le bilinguisme peut conduire à d’étranges conclusions. Par exemple, il permet à Luba Jurgenson d’avancer que le syndrome de Sevran-Beaudottes se manifeste de façon exemplaire dans la langue polonaise. Cette assertion vous semble obscure ? Lisez donc Au lieu du péril, son dernier ouvrage paru aux éditions Verdier, et la chose vous paraîtra très vite limpide.
 Dans ce livre, l’auteur – écrivain traductrice, co-directrice avec Anne Coldefy-Faucard de la collection « Poustiaki » chez Verdier – s’interroge sur le va-et-vient entre deux langues, en l’occurrence le russe et le français. Née en Union soviétique, Luba Jurgenson a quitté jeune la terre et la langue qui l’avaient vue organiser le monde des mots et des choses ; s’étant réinventée en France et surtout en français, elle a fait de son bilinguisme acquis l’atout d’une vie consacrée à l’écriture (d’abord en russe, puis en français) et à la traduction (on lui doit Gontcharov, Chalamov…). 

Quiconque s’intéresse à la traduction lira ce livre crayon à la main et lumière dans les yeux, tant les intuitions y sont pertinentes et lumineuses. Quiconque s’intéresse à la langue y fera moisson d’expériences fortes et pertinentes. Et si vous avez un corps, ma foi, ce livre vous parlera d’autant, car il relate avec modestie et perspicacité le voyage incessant que fait un corps entre deux langues. Comment naît-on dans une langue ? Comment naît-elle en nous ? Y a-t-il une physique du balbutiement? Luba Jurgenson a éprouvé dans ses gestes le passage d’une langue à une autre et rend compte aussi bien de l’entre-deux vertigineux qui pousse parfois à adopter le silence que de la gymnastique inconsciente qui se produit dans notre cerveau. Avec les écrits de Georges-Arthur Goldschmidt (et ceux George Steiner), c’est sans doute un des textes les plus précis et les plus vivants sur l’apprentissage de la langue comme géographie mentale et purgatoire sensoriel. Le parcours de l’auteur, fait de brisures et de superpositions, d’absences et de retours, éclaire à merveille le sens d’une vie vouée au langage. 

Concernant la traduction, Jurgenson a compris depuis longtemps que la langue nous écrit autant que nous l’écrivons. Traduire, c’est souvent lire, ce qu’elle explicite parfaitement à propos du fameux « premier jet » :
« Je convoque mon aiguilleur mental. L’écriture du premier jet n’est donc rien qu’une lecture, qui peut être plus littérale ou plus élaborée, c’est une question de réglages de vitesse. Je peux choisir de rester plus près du texte initial – et donc, d’aller plus vite – ou de rechercher d’emblée une restitution lus proche de l’autre rive. Ce qui ne présage en rien du résultat final. A ce stade du texte, je ne le vois pas, je suis à l’intérieur, au plus près de la situation de passage, dans ce passage. »
Et d’exposer quelques lignes plus loin ce phénomène inéluctable :
« Plus je vise un premier jet abouti, et plus la tension est grande, je me fais simple auxiliaire du texte : envahie. Dans sa forme extrême, cette tension conduit à mon exclusion totale : le texte me possède alors si complètement que ‘je’ n’y suis plus – il m’a remplacée. »
Bref, un état proche de la transe – transe, transition, passage : traduire c’est, comme écrire, se faire un corps autre au sein d’une langue. Larguer les amarres du ‘je’ et, pour reprendre l’exceptionnelle expression de Luba Jurgenson, « s’ingénie à se manquer à soi-même ».

En 120 pages, l’auteur parvient à « raconter un incendie avec du feu » – autrement dit à faire parler dans et par la langue ce qui se joue dans le mouvement de navette qu’opère quiconque traduit – que ce soit dans sa vie quotidienne, face aux objets, aux souvenirs, au plus profond de ses émois ou dans ses expériences de lecture, au cours de l’acte de traduire et à même la respiration d’être.

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Luba Jurgenson, Au lieu du péril, éd. Verdier, 13€50

jeudi 18 septembre 2014

La fonte des mouches

Les Grands Sujets sont de beaux remparts. La Foi, la Shoah, la Famine, même l'Amour… Prenez-les comme pierres de voûte de votre petit livre deux-pièces et ce dernier arborera aussitôt des allures de sanctuaire. Voyez Foenkinos, qui, frappé par la gravité de son sujet, semble avoir découvert le vers libre grâce à la construction verbe-sujet-complément, cet équivalent prosodique du jambon-beurre-cornichon (mais qui du coup a oublié de composer la musique…). Le problème, avec les Grands Sujets, c'est qu'ils vous dépassent vite. Ils interpellent. Du coup, l'auteur, un peu intimidé, les tourne et les retourne comme un potiron radioactif. Il pose des questions, mais parce qu'il les trouve trop pesantes. Bref, très vite, un fumet philosophique, quasi onfrayen, s'élève, qui à défaut d'impressionner peut rendre songeur.
Adoubé par Le Clézio (ouch), poussé par Beigbeder (arf), L'Oubli de Frederika Amalia Finkelstein se pose beaucoup de questions sur la vie et la mort, l'oubli et la mémoire – et on repense avec émotion au précédent livre de Florian Zeller dans lequel l'auteur subodorait que si Hitler était mort enfant, l'Europe ne serait pas la même. Donc Frederika s'interroge, ou plutôt son héroïne, qui culpabilise un peu d'écouter du Daft Punk alors qu'avant il y a eu l'Holocauste. Ça donne des choses profondes, je suppose, même si, à la lecture, on a du mal à les percevoir en 3D. Prenez la page 37:
"Pourquoi faut-il mourir? Telle est l'éternelle question. Je n'entrerai pas dans ce piège car déjà nous savons que personne n'est en mesure de nous répondre. Devant 'pourquoi faut-il mourir', toutes les réponses et tous les discours produisent le même effet: ils fondent comme des mouches. Mais je peux contourner ce piège par un simple énoncé que je vais répéter autant de fois qu'il convient – jusqu'à ce que ma haine du verbe 'mourir' s'évapore et qu'il ne demeure plus la moindre espèce de trouble à son endroit: je vais répéter que le temps est une illusion."
Ne nous attardons pas trop sur la question liminaire (but why?!), et évitons de commenter la dernière phrase (trop heidegerrienne à notre goût). Le fait est que la puissance philosophique ici convoquée, et concentrée, a eu un fâcheux effet: celui de produire cet étrange énoncé: "Ils fondent comme des mouches".
L'auteur a-t-elle voulu dire: "ils tombent comme des mouches" et a n'a pas tiqué en se relisant ? Mystère.  Faut-il entendre "fondre" au sens de "s'abattre, foncer"? Mais là l'image n'est pas très claire. Sur quoi fondraient-elles, les pauvres? Doit-on plutôt entendre ce "fondre" au sens de "se liquéfier". Mais depuis quand les mouches fondent-elles? Une mouche a-t-elle jamais fondu? Qu'est-ce qui peut bien faire fondre une mouche? Surtout une mouche déguisée en réponse ou en discours?
Décidément, il n'y a pas que le temps qui soit une illusion…

mercredi 17 septembre 2014

Tavares, géomètre des affects


La grande forme : cette expression semble taillée sur mesure pour l’écrivain portugais Gonçalo M. Tavares. Non seulement cet auteur se meut d’une forme littéraire à l’autre avec une aisance magique, mais il réinvente à chaque fois les formes et leurs dynamiques, mû par un instinct que rien ne semble déjouer. En funambule aguerri, il fait des concepts une danse permanente.
Ce Pessoa moderne multiplie les projets, les espaces, les temps. Après le sublime Voyage en Inde, et parallèlement  à la série « Le Royaume » – dans laquelle figure entre autres titres Apprendre à prier à l’ère de la technique, il a créé une autre série sous la forme d’un quartier répondant au nom de « O Bairro », quartier qu’il a peuplé d’habitants tutélaires, de résistants à la barbarie : Eliot, Brecht, Rimbaud, Musil, Beckett, Burroughs… 

Monsieur Swedenborg et les investigations géométriques se propose d’opérer une improbable synthèse entre la pensée des affects et la vie des formes. Autrement dit : comment représenter graphiquement – par des figures géométriques –  des concepts, des situations, des sensations, des matières… 

Quelques exemples tirés de la table des matières donneront au lecteur une idée de ce projet aussi improbable qu’énigmatique : Berceuse, La mémoire des choses, Rien de mieux pouur te cacher que de bander les yeux de l’autre, Méthode pour s’enfuir d’une pièce, Eloge du désordre, Une raison de continuer à écrire des lettres…

Chaque chapitre est composé de quelques axiomes suivis de figures soumises à des déclinaisons, des altérations. L’abstrait y côtoie le concret en voisin consentant. La lecture se double d’une vision. Le complexe est rendu élémentaire. Les mathématiques sévères de Lautréamont ont cédé la place à la géométrie exquise de Tavares : la ligne dans tous ses états, depuis le point jusqu’au parallélépipède, parvient à signifier dans l’espace de la page les innombrables dimensions du concept. Tavares ne dessine pas des moutons : règle et compas en main, il fait de la pensée une trace.

On sait depuis Laurence Sterne qu’un peu de sismographie ne nuit pas aux élans de l’esprit. La grande affaire de la littérature, c’est la forme. Comment naissent les formes, comment s’engendrent-elles, quel est leur point de rupture, que peuvent-elles contenir, sont-elles compatibles entre elles, etc. La marquise peut bien sortir à cinq heures si ça lui chante – mais d’où sort-elle et à quelle vitesse, quelle forme a la marquise avant cinq heures, quelle forme après cinq heures, voilà ce qui nous intéresse vraiment. Prenez le chapitre intitulé « Le secret ». Que dit Tavares ?
« Chaque forme est fêlée, mais il arrive que cela ne se voie pas. Il faut regarder longtemps une forme pour en distinguer la fêlure. La fêlure d’une forme est l’endroit où commencent les formes suivantes. Découvrir la fêlure d’une forme, c’est découvrir l’autre potentialité de la forme. La fêlure est le secret de la forme. »
La fêlure est le secret de la forme ! Tous les écrivains devraient graver cette formule sur la coque de leur ordinateur.
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Gonçalo M. Tavares, Monsieur Swedenborg et les investigations géométriques, traduit du portugais par Dominique Nédellec, éditions Viviane Hamy (126 pages / 12 €)

mardi 16 septembre 2014

Quelques rendez-vous

Ce soir, la librairie L'écume des pages (174, Bd St Germain 75006 Paris) et les éditions Flammarion vous invitent à rencontrer Pierre Demarty à l'occasion de la parution de son roman En face. C'est à partir de 19h.

Demain, soir, mercredi, vous pourrez rencontrer Paul Harding, l'auteur de Enon (traduit justement par Pierre Demarty) à la librairie l'Arbre à Lettres. C'est à partir de 19h et c'est 14 rue Boulard, dans le quatorzième arrondissement de la ville de Paris. Harding sera également présent le jeudi soir à la librairie Les Mots et les Choses, 30 rue de Meudon, à Boulogne Billancourt.

Toujours le jeudi soir, rencontre avec Laure des Accords, auteur de L'envoleuse (éd. Verdier) à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton, dans le XIIème. Là, c'est plutôt 19h30.

Amis et lecteurs ubiquistes, bonne chance !

Le trublion de la vie: Guy Robert

Lecteur, tu aimes rire en lisant? Tu aimes lire en risant? Ça tombe bien. Un livre vient de paraître qui va pouvoir t'aider à accomplir en même temps ces deux actes indispensables. Il s'appelle Reconnus et il est signé Guy Robert.

La célébrité, tu le sais, ressemble à l'idée un peu fantasmatique que tu te fais du céleri: jamais tu ne sauras si tu l'aimes vraiment. Mais heureusement pour toi et pour nous, Guy Robert l'a goûtée à travers tant de rencontres que tu auras le vertige en lisant son livre. Cet homme les a tous fréquentés. Il a vu qui tu sais. Qui tu ne verras jamais. Il a côtoyé des émirs, tutoyé des stars, frôlé des hétaïres. Et en prime il te raconte tout. Te dit tout.
J'aimerais bien croiser Guy Robert, cet anonyme désormais affublé d'un nom, dont Eric Chevillard a préfacé le livre. Moi qui ai envoyé des dollars haut-marnais et des pesetas italiens à Chevillard pendant des années pour qu'il préface mes livres, et ce sans résultat, je suis marri et frustré. En fait, c'était hyper facile d'avoir une préface de Chevillard. Il suffisait de parler de gloire et de Hidalgo. Ça ne m'étonne pas, tiens.
De quoi parle Guy Robert? On vient de te le dire. De gens connus ? Mais j'aimerais que tu saches de quoi ici on parle. Du coup je cite:
"J'ai appris à sa mort que Pierre Bachelet avait également vécu près de chez moi. Au nord, c'était les corons, au sud, c'était sa villa."
"A l'époque, je jouais un peu de musique avec Michèle qui a suivi un stage avec Bob Berg, saxophoniste de Miles Davis dans les années 80. Alors, je n'ai peut-être pas joué avec Miles Davis, mais pas loin."
"Fanny Ardant est là, aussi. Protégée par un chien miniscule et de grandes lunettes noires. Même de près, elle est loin."

Mais le livre de Guy Robert n'est pas juste un assemblage d'anecdotes : il se bâtit selon un humour progressif qui, sans être narratif, n'en est pas moins ridatif (du bas saxon, ridativans: qui fait pisser de rire sur place). Je m'aperçois à quel point il est difficile de parler des livres qui font rire, alors qu'ils sont tout sauf légion. Comment expliquer l'humour? restituer la poilade?

Comme le dit l'auteur de Mourir m'enrhume dans sa préface, on ne peut pas faire d'humour sans "convoquer des fantômes dans des ruines".



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Guy Robert, Reconnus, préface d'Eric Chevillard, L'Arbre vengeur,  10 zeuros

lundi 15 septembre 2014

Proust: en filmant, en écoutant


On l’a déjà dit ici, mais les livres qui parlent de Proust prennent un risque terrible, car à peine les a-t-on commencé, à peine s’est-on engagé dans leurs méandres qu’on se sent déjà titillé par l’envie de les refermer pour aller respirer dans la galaxie proustienne. On résiste souvent, car on sait qu’une nouvelle immersion dans la Recherche n’est pas une décision à prendre à la légère. On résiste aussi, car on aime les livres qui parlent de la Recherche, qui nous permettent, comme si l’on jouait avec le bouton d’une radio, de capter par intermittences certains de nos airs préférés.

À la lecture, que cosignent Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, est moins un livre sur Proust ou la Recherche qu’un livre sur la lecture de Proust, et sur les effets que cette lecture a sur nous : autrement dit, c’est un livre sur le corps-lecteur, le corps lisant, le corps devenu récepteur et émetteur, du grands corps moléculaire qu’est la Recherche. A la base de cet ouvrage, il y a le travail d’un de ses auteurs, Véronique Aubouy, qui travaille à un projet cinématographique, commencé en 1993 – intitulé Proust lu, et consistant dans la captation filmée de lecteurs de la Recherche, chacun lisant environ deux pages.

À la lecture est l’orchestration de quelques-uns de ces moments de lecture, qu’Aubouy compare à des « radiographies » : le rythme de lecture, le dispositif de lecture, les conditions de tournage, les lapsus, et tant d’autres paramètres souvent infimes, discrets, intimes, permettent au lecteur, à l’œuvre et au spectateur-lecteur de l’œuvre lu de renouer avec « le fil des heures, l’ordre des années et des mondes ». C’est un livre d’heures, donc, où il se passe beaucoup de choses, puisque regardant et regardés, lecteurs et écoutant échangent d’avantage qu’une simple passion commune. Proust est parfois déjà entré dans leur vie, parfois il ne fait qu’y passer, tantôt il galvanise, tantôt déroute. Plus vibrante qu’un objet transitionnel, la Recherche a quelque chose d’à la fois amniotique et révélateur : on peut s’y oublier, s’y bercer à soi-même, mais également sentir sa chimie opérer à notre insu et faire remonter à la surface d’insoupçonnés contrastes. Ainsi de cette femme qui découvre, à travers son mari lisant Proust, le sentiment de jalousie ; ainsi de ce motard qui après neuf mois de coma semble avoir croisé des fantômes auxquels se joignent aussitôt Swann et Odette…

Au-delà de sa structure parcellaire, éclatée, malgré ou plutôt grâce à sa puissance digressive, À la lecture explore avec une sobriété et une intensité exemplaires la réalité tangible du corps lisant, la formidable machine à échos qu’est la Recherche, l’insoupçonnable solitude de la lecture, solitude toute relative puisque celle de Proust permet la renaissance d’un peuple de fantômes que rien ne parvient à abolir. Telle une lanterne magique, il projette sur le mur de la page les corps flottants des lecteurs que la lecture de Proust imprègne en profondeur.
Comme le dit très justement Riboulet :
« Cette généalogie de traces que la caméra enregistre […] permet au film d’échapper à sa condition restrictive d’image sonore animée (qui capte certes tout ce qui arrive devant elle, mais rien d’autre que ce qui arrive) et de tendre vers l’évocation de ce chœur d’ombres qui traverse la littérature depuis Homère. C’est grâce à ces petites ouvertures que nous ménageons çà et là à la surface du temps que les morts peuvent nous dire ce qu’ils ont à nous dire […]. »
Lisant Proust, le lecteur retrouve, à son tour, le temps : celui de son passé mais aussi celui de sa vie rêvée entre les lignes. S’abîmant dans l’immense générosité de la Recherche, il en devient, par le prisme de ces lectures filmées puis racontées, un reflet. Mission accomplie : éblouissement réussi.

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Véronique Aubouy et Mathieu Riboulet, À la lecture, éd. Grasset


vendredi 12 septembre 2014

Paul Harding à Vincennes au Festival America

Le Festival America a donc commencé, après une inauguration hier soir, riche en discours et congratulations, en présence d'un parterre varié et étendu. Sont présents de nombreux auteurs "américains" au sens large (dont des francophones), et aussi cette année des auteurs français (Begbeider, Djian, Pierre Lemaître ¶é&&@@^ùù……… oui bon, il y a aussi et surtout Eric Vuillard, Maylis de Kerangal, Céline Minard, Vincent Message, etc…). Le site du festival, c'est ici, et on félicite Pascal Thuot, Francis Geffard et toute leur équipe pour leur enthousiasme et énergie. Les interprètes auront du boulot mais ils sont sur la brèche et motivés. Les libraires sont venus nombreux et on compte sur eux pour mettre l'ambiance (pas de souci, je crois…).

Cette année, la collection Lot49 est heureuse d'avoir un de ses auteurs invités au Festival: il s'agit de Paul Harding, auteur des Foudroyés et d'un nouveau titre sorti récemment, Enon (les deux titres traduits par Pierre Demarty). Pour ceux que ça intéresse et qui viendront au Festival (quarante mille visiteurs annoncés…), voici la liste des différents événements auxquels Paul Harding prendra part et pendant lesquels vous pourrez l'écouter et/ou le rencontrer:

Vendredi: Signature sur le stand du salon de 17h à 18h

Samedi: • De midi à 13h: Une rencontre intitulé "Becoming a writer", animée par Fabrice Colin, en compagnie de Loyd, Nicole, Pollock – au Magic Mirrors
               • De 14h à 15h – dédicace sur le stand du Salon
                • De 15h à 16h – Café des libraires: Tragedies — stupeurs et tremblements, débat avec Batraville et Dalembert, salle des fêtes (hôtel de ville)
                • De 16h à 16h30 – dédicace salle des fêtes
                • Signature pour l'American Night, stand du salon, de 19h à 21h

Dimanche: • Débat Parents & Enfants, à l'auditorium (cœur de ville), de 11h à midi
                   • Débat Les vivants & les morts, même lieu, de midi à 13h
                   • Signature de 14h à 15h sur le stand 10/18
                   • De 15h à 16h, débat sur les personnages avec Drury, salle Robert Louis
                    • Dédicace salon de 16h à 17h
                    • Débat En lisant en écrivant (avec Christopher Boucher) au Magic Mirros de 17h à 18h
                    
Voilà. Si avec tout ça vous ratez Paul Harding, c'est que vous êtes sûrement à la Fête de l'Huma.

jeudi 11 septembre 2014

Pièce à pièce: les chambres Clerc


Qu’y a-t-il à l’intérieur ? Ou plutôt : qu’est-ce que l’intérieur ? Mieux encore : de quoi est composé un intérieur ? Thomas Clerc a décidé un jour de répondre à cette question en prenant le mot « intérieur » au sens domestique, une façon objectale d’enquêter sur le contenu afin, qui sait, d’ébaucher une cosmogonie intime du contenant. L’auteur s’est donc attaché à décrire (et commenter) non seulement son appartement mais sa forme, ses dimensions, sa disposition, les meubles qu’il comporte, ce que ses meubles recèlent, les choix présidant à la présence et l’emplacement de tel ou tel élément, etc. L’entreprise n’est cependant pas purement descriptive (quelle description l’est jamais ?) car Clerc est autant du côté de la glose que de la représentation. Son projet, qui à première vue pourrait paraître perecquien, car obéissant à une contrainte liée à une topographie – l’écriture d’un lieu – est bien entendu autre chose qu’une entreprise oulipienne. Intérieur – puisque tel est le titre du livre – reprend la geste intime de Xavier de Maistre mais la hisse à un niveau problématique supérieur.

Précisons d’emblée que le texte de Thomas Clerc fait 380 pages et n’omet rien des cinquante mètres carrés dont il est en quelque sorte la projection écrite et commentée. La carte est non seulement ici le territoire mais se double également d’une carte mentale, puisque tout ce qui constitue le lieu, ou presque, est sujet à discours. Décrire, c’est déjà expliquer, justifier, vanter, exhiber, admettre, etc. Le seul fait de nommer la chose induit la biographie, partielle ou biaisée, de la chose. Un désir d’exhaustivité se manifeste dans cette exploration systématique d’un lieu se voulant monde, monde ordonné par l’auteur, monde devenant livre, livre-appartement donc.

Ce dispositif pourrait a priori sembler lassant ou fastidieux. Quoi ? Près de quatre cent pages consacrées à la description d’un appartement ? Même Balzac ne s’est pas attardé aussi longtemps sur la masure du père Goriot ! Et si la description était la vérité de la littérature, un peu comme la jalousie est la vérité de l’amour selon Proust ? Sous la peau rugueuse de la nomenclature gît peut-être le secret unissant les mots et les choses, leur coalition discrète d’où, parfois, jaillit la possible intrigue.

En décidant de « raconter » son appartement, Thomas Clerc ne se contente pas de se lancer dans une entreprise lisse : le regard ne saurait simplement passer sur les choses, les « scanner » en toute sérénité. Car les choses s’embarrassent de mots, comme les pièces d’objets, et leur existence, leur disposition et leur usage relèvent d’un choix, à l’instar des idées et des concepts. Il ne s’agit pas de reproduire le réel mais d’en établir et justifier l’existence dans et par la langue. Est-ce l’écriture de Clerc qui déplie le monde, ou est-ce le dépliement du monde qui induit l’écriture de Clerc ? Intérieur fond en un seul mouvement cet apparent paradoxe. 

La structure moléculaire du livre, qui tend à l’infini via la fragmentation, tel l’impossible trajet subdivisé de la flèche à Zénon, mais s’interdit la facilité du « etc », permet à Clerc d’avancer dans l’exposition et le déchiffrement du domos. Mais ce panorama est bien entendu truqué, autant que ludique. On ne peut ni tout dire ni tout montrer. Le réel résiste, non par inanité, mais parce que nous nous y infusons. La somme des parties n’ouvre pas sur la totalité mais sur la supercherie de l’infini :
« La Littérature n’est pas ‘droite’ : imparfaite, fragile, ratée même, elle ne s’accomplit que dans 1 forme de maladresse et de déception. » (p. 234)
Ou encore :
« Si 1 roman est 1 miroir qu’on promène le long d’1 chemin […], alors ce livre est 1 roman, mais tremblé. Pour être exact, il faut bouger. »
Bouge, lecteur : cette injonction est d’avantage qu’un conseil, c’est ton droit, ton privilège – et sans doute ton devoir et ton plaisir.

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Thomas Clerc, Intérieur, éd. Gallimard, coll. L’Arbalète dirigée par Thomas Simonnet, 2013

mercredi 10 septembre 2014

Jouannais, marchand de sable


Jean-Yves Jouannais a mis en place depuis un certain temps un système d’échange d’un genre particulier : ils donnent des livres de sa bibliothèque personnelle (ceux qui n’entretiennent aucun lien avec la guerre) aux personnes venues assister à ses « conférences » sur la guerre –  cycle intitulé "L’encyclopédie des guerres" –, charge à ces personnes de lui apporter en échange des ouvrages traitant, eux, de la guerre. Il explique et commente cette démarche dans son dernier livre, Les barrages de sable, un « traité de castellologie littorale » où la notion de barrage est examinée sous toutes ses facettes, le château de sable jouant un rôle essentiel (et peut-être mystérieux) dans notre façon d’expliquer (d’enseigner ?) la guerre aux enfants. Certes, le château de sable est promis à la défaite, mais selon Jouannais l’enfant qui voit son œuvre rongée, rasée, ruinée éprouve en réalité, presque à son insu, un plaisir secret face à ce qui, de l’extérieur, semble pure vanité érigée devant la nature (l’ennemi ?) : il se jouerait ici un désir d’être « subjuguer ».

En vingt chapitres, donc, Jouannais explore mes liens entre guerre et construction éphémère sur la plage, l’Histoire se distillant au filtre d’activités de loisir, le trop-plein des activités guerrières se déversant dans la « vacance », le divertissement balnéaire. Récit, dialogue, souvenirs, mises en scène, commentaires : si les formes d’abordage changent, l’obsession jouannaise reste la même. Parfois, le procédé peut paraître artificiel, comme si le thème et ses variations devait se couler dans les formes du discours au lieu de les réinventer, de les produire. Comme si le sable du château gardait la mémoire du moule qui l’a édifié et crénelé et pouvait se dresser quel que soit le sol discursif élu. 

Mais revenons à cette histoire de bibliothèque fonctionnant sur l’échange. Je veux bien offrir à Jouannais l’excellent roman de Mohsin Hamid, Comment s’en mettre plein les poches en Asie mutante, qui sort chez Grasset en même temps que ses Barrages de sable. Il y trouvera en effet le passage suivant qui à lui seul justifiera sa présence sur ses rayonnages :
« Deux artères jusqu’alors réservées à la circulation ont en conséquence été reconverties sur tous les côtés de la propriété, la voie extérieure étant maintenant bordée de plots en béton supportant des glissières en acier qui arrivent à hauteur de poitrine, un peu comme une barrière qui fermerait agressivement l’espace de jeux d’un enfant géant, le résultat évoquant une combinaison de douves sèches de château fort et de plage fortifiées en attente d’un débarquement militaire, tandis que celle de l’intérieur est ponctuée de portails automatiques, de dos-d’âne, de caméras de surveillance montées sur leurs piquets et de chicanes formées par des caissons en bois renforcées de sacs de sable et remplis de pétunias. » (p.118)
Que me donnera en échange Jouannais ? L’image dans le tapis d’Henry James ?

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Jean-Yves Jouannais, Les barrages de sable, traité de castellologie littorale, éd. Grasset ; Mohsid Hamid, Comment s’en mettre plein les poches en Asie mutante, trad.. Bernard Cohen, éd. Grasset

mardi 9 septembre 2014

Josipovici : un conteur au Comptoir

Ce soir, mardi 9 septembre, à 20h, la librairie Le Comptoir des Mots (239 rue des Pyrénées, 75020), vous propose de rencontrer Gabriel Josipovici, auteur de Golberg: Variations (éd. Quidam) en présence de son traducteur, l'éminent Bernard Hoepffner, et de son éditeur français, le non moins éminent Pascal Arnaud.

Gabriel Josipovici est également l'auteur de deux autres titres traduits chez Quidam, Moo Pak (trad. Hoepffner) et Tout Passe (trad. Claro).  Le Comptoir avait déjà reçu Josipovici le mardi 12 avril 2011 pour Moo Pak. Vous avez dit fidèle?

Voici ce que François Monti disait du livre en 2007 sur le site du Fric Frac Club :
"En 1741, dans la ville de Dresde, Hermann Karl von Keyserling ne peut dormir. Il charge le claveciniste Johann Gottlieb Goldberg de jouer pour lui chaque nuit, espérant que la musique parvienne à le faire tomber dans les bras de morphée. Pour ce faire, Goldberg demande à Johann Sebastian Bach , un compositeur de ses amis, de lui écrire quelques pièces. Ainsi, dit la légende, naîtront, à partir d’un aria les trente variations les plus célèbres du monde. Deux siècles et demi plus tard, Gabriel Josipovici en donne une version littéraire : Keyserling devient Westfield, gentilhomme anglais souffrant d’insomnies qui engage Goldberg, écrivain juif d’âge mûr, pour venir lui lire des histoires jusqu’à ce que sommeil s’ensuive. La première nuit, se rendant compte qu’il a lu tous les livres et que ça ne l’aide pas, Westfield exige de l’écrivain qu’il lui compose des récits de son crû pour remplir son office."
Toujours sur le même site, un autre article, récent celui-ci, de Pierre Pigot, qu'on vous invite à lire dans la foulée. Il y aura aussi de quoi boire, alors ne faites pas comme si vous étiez déjà blasés par les rencontres en librairie de la rentrée littéraire de septembre deux mille quatorze.

lundi 8 septembre 2014

Non merci mais pas pour le moment


Non merci. Quoi ? Oui, vous avez bien lu: non merci. Et plus précisément: "non merci pour ce moment". C'est ainsi que certains libraires ont décidé d'accueillir les clients venus faire l'acquisition de l'ouvrage de Valérie Trierweiler, Merci pour ce moment. Ils ont même été encore plus explicites et ont précisé: "Nous n'avons pas vocation à être la poubelle (ou) la machine à laver le singe sale de"… Ça rigole pas. Pas la moindre nuance de gris, cette fois. La ménagère SM a passé; l'ex est retenue à la douane.

Que se passe-t-il? Ras-le-bol passager? Crise existentielle? Chacun pensera ce qu'il veut de cette attitude pour le moins frondeuse, mais ce qui est sûr, c'est qu'elle devrait faire réfléchir certains éditeurs, car derrière cette bronca qui ne s'est pas voulue médiatique, que les réseaux ont enflée, qu'on peut saluer ou réprouver, se cache (pas tant que ça…) un message assez clair, adressé au monde éditorial : Vous commencez à nous les briser menu avec vos sous-produits opportunistes, vos livres torchés, et surtout votre fâcheux penchant à compresser nos marges. Oui, car le libraire ne roule pas sur l'or, même quand Amélie ou Frédéric pond son œuf annuel. Le livre n'est pas un produit comme les autres mais le libraire, lui, est un humain comme les autres: il s'enflamme, s'agace, s'ennuie. Il aime parler des livres qu'il a lus plus que vendre ceux qu'il méprise. Question de tempérament.

Bon, à la fois, pas d'inquiétude, hein. Les libraires ne vont pas se mettre à jeter à la poubelle tous les faux livres que les éditeurs leur refilent, sinon ça serait l'hécatombe, et entre l'évidente nullité de certains livres et les ravages de la subjectivité, les rescapés ne seraient pas nombreux (je rappelle d'ailleurs que Grasset sort ces jours-ci le nouveau roman d'Alexandr— oups, non, rien, pardon).  Mais vous savez quoi? Les libraires (les vrais) ne prennent que les livres qu'ils veulent prendre, et dans la quantité qu'ils désirent. Il n'y a pas de refus de vente, car il n'existe pas d'obligation de placer Ils vous commanderont ce que vous voulez s'ils le peuvent. Mais ce sont eux qui décident ce qu'ils veulent. I repeat: This is not an épicerie.

Ouch. Les éditeurs vont-ils entendre le "message" ? Ce qui est sûr, c'est qu'on voit mal Amazon répondre aux one-click de commande par "Désolé, cette bouse n'est pas de notre ressort – signé Le service commercial". Qu'en conclure? Eh oui, le libraire est un être humain, il bosse comme une truite à contre-courant du consumérisme pour un salaire de goujon, ce n'est pas un barrage ravi d'avoir englouti trois villages. Il fait ce métier par passion, et qui dit passion dit aussi coup de gueule. Or, à force d'être traité comme un maillon faible (schbiiing!), lui qu'il assure tant bien que mal le rôle critique délaissé par le journalisme littéraire (car franchement il se démerde mieux que Transfuge), il arrive parfois au libraire de relever la tête de ses comptes et de ses lectures pour dire: Non mais oh stop, je suis pas un distributeur automatique. (Je ne fais pas l'apologie des libraires: Il y a des libraires cons, comme il y a des écrivains et des éditeurs cons, et ce ne sont pas les libraires qui me contrediront puisque la corporation nous permet un peu de décontraction.)

En disant non-merci-valérie, alors que que ce "livre" (pas d'autre mot?) aurait pu leur rapporter gros, ces libraires, avec humour et franchise, ont juste voulu interpeller des humains (avant leur transformation en consommateurs), afin qu'ils sachent qu'ici on prescrivait des lectures – on n'était pas juste là pour refourguer de la came médiatique. Il en allait et en va, de leur réputation. Ils sont persuadés qu'ils ne vendent pas des produits mais des livres, sorry.

Oui car:  Le livre est inquiétant; ce n'est donc pas un anxiolytique. Enfin je crois, j'espère. Je ne suis pas toujours d'accord avec les choix de mon libraire: c'est pour ça que je viens chez lui. On parle, on s'engueule, on trinque, on boude, on rit. Et vous savez quoi? Les libraires sont fous. Ils vont même assister aux rencontres dans les autres librairies. Ils lisent. Ils suivent les auteurs (ce que même les éditeurs ne font pas tout le temps). Ils ont autant de mauvaise foi qu'un écrivain (ouf) mais souvent plus d'heures de vol ou d'illusions perdues. Mes pires critiques viennent de libraires dont je veux bien être le parrain. J'en déteste certains; d'autres, je leur confie mes ignorances. Nous ne sommes pas forcément amis, mais on sait rire de ce qui nous fait pleurer.

Valeritrévilleur? Les libraires que je connais s'en foutent. Ils peuvent crever de faim bien mieux sans elle. Bon, il paraît que Juppé a fait ouvrir la librairie Mollat de Bordeaux plus tôt pour avoir son exemplaire. La fera-t-il fermer plus tôt pour empêcher qu'on vende sa biographie non autorisée par Dieudonné? Pom pom pom…

L'enseignement de la lecture, de Grosselin à Jardin

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Le b-a-ba a ses hauts et ses bas. Ainsi des abécédaires et autres méthodes pour apprendre à lire et prononcer les lettres. Quels premiers mots déchiffrera et prononcera l’enfançon, qui même à l’heure de balbutier doit battre le verbe tant qu’il est échaude ? Prenez L’Enseignement de la lecture à l’aide du procédé phonomimique, de Mr. Grosselin, par Mme Marie Pape-Carpantier avec la collaboration de M. et Mme Charles Delon, ouvrage inscrit sur la liste des livres fournis gratuitement par la ville de Paris à ses écoles communales, quarante-deuxième édition, publié pat la Librairie Hachette, 1929, ouf.
Ce cours d’éducation et d’inscription en première année préparatoire, pour jeunes enfants du primaire, donc, tente d’imposer une nouvelle méthode, mais ce n’est pas ce qui retiendra ici notre attention. Non, nous serons davantage sensible aux exemples donnés en fonction des sons à prononcer, car chaque page, outre l’évidente poétique qu’elle dégage, renseigne également, par le choix des mots, sur l’esprit de l’époque (et sa lettre). Ainsi, certaines listes de mots donnent envie de composer un texte : lime, forme, rêve, lave, vallée, furie, épée, cave, armée, amie, folie, étuve, fumée, pie, masse, partie. On se prend déjà à rêver d’une amie devenue folle dans la vallée, cédant à la furie, s’emparant d’une épée… L’auteur de la méthode, lui-même, se livre à cet exercice, mettant « en pratique » ces listes de mots, donnant des exemples concrets, et c’est là qu’apparaissent, comme par un tour de magie lexical, des énoncés souvent magiques ou troublants.
Si La jalousie sera la cause du malheur de Léon n’a rien d’extraordinaire en soi, que dire du précieux Offre ta bourse à la pauvre petite fille qui a perdu son pain ou du non moins touchant Je partagerai mon repas avec le petit enfant pauvre qui demande la charité ? Parfois, une brise flaubertienne souffle sur la phrase : Le lion dévore les bestiaux presque au milieu des Arabes. Ce « presque » a quelque chose d’indéniablement fabuleux. Autre exemple marquant : Les espions sont méprisés de tout le monde. Pour se familiariser avec les lettres redoublées sans influence sur la voyelle qui précède, l’auteur nous propose : Notre âme est immortelle. Cela doit influer sur toute une vie… Et comment oublier la fonction du tréma après avoir lu ceci : Il ne faut haïr que le mal.
Concluons par la conclusion même de l’ouvrage en question, donnée en exemple pour les « phrases graduées » : L’année prochaine, nous lirons des mots difficiles. Ou plutôt ne concluons pas, et franchissons un pas décisif par cette grande annonce: il existe une suite inattendue à l'ouvrage de Mme Marie Pape-Carpantier:: il s'agit de Juste une fois, le nouveau roman d'Alexandre Jardin. Pour preuve, ce court extrait qui vous permettra à la fois de maîtriser les différentes prononciations de la lettre [s] et de vous bidonner franchement:
"Le présent se dissipait devant lui, faute de prises. L'indifférence était agrippée à lui. Trop de passé le désoccupait de l'instant, l'arrachait aux séductions de la vie."

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Image: © Guiseppe Colarusso – sources ici.

vendredi 5 septembre 2014

Angry Writers: le jeu

Apparemment, il existe un nouveau jeu: trouver qui n'est pas sur la première liste du prix Goncourt. Hier, le Figaro a gagné la première manche en donnant le nom d'Emmanuel Carrière. Aujourd'hui, le site ActuaLitté.com remporte à son tour une manche en découvrant, après sûrement de nombreux recoupements, le nom d'Olivier Adam. Toi aussi participe à ce jeu! Et comme il y a plus de cinq cents livres qui sortent cet automne, que cette première liste de quinze noms va rétrécir, eh bien tu as peut-être toutes tes chances de gagner! Alors? Sauras-tu deviner qui n'est pas sur la liste du Goncourt? Tente ta chance, tu n'as rien à perdre – sinon ton temps et ta réputation.

La traduction, invité d'honneur à Morges

Cette année, la manifestation Le livre sur les quais – qui se déroulera à Morges (Suisse) du vendredi 5 au dimanche 7 septembre – se doublera d'un événement qui ravira les traducteurs. En effet, Le Centre de Traduction Littéraire de Lausanne célèbre ses 25 ans avec une fête littéraire où 25 traducteurs et traductrices liront des textes traduits de diverses langues. C'est samedi 6 septembre à 18h aux Ateliers Moyard, et j'y lirai un extrait (en français) de Miss McIntosh, My Darling, de Marguerite Young.

Je participerai également à une rencontre intitulé "Monstres de Traduction" avec André Markowicz et  et Bernard Lortholary, rencontre animée par Catherine Pont-Humbert – ça sera le dimanche à 13, toujours aux Ateliers Moyard. Il y a de nombreux autres manifestations autour de la traduction, alors si vous êtes dans le coin ce week-end n'hésitez pas à consulter le programme ici.

A signaler également une lecture musicale de La petite communiste qui ne souriait jamais par Lola Lafon et Olivier Lambert (guitariste), samedi, à 13h30-14h45 ; une rencontre autour de la collection Fiction & Cie, qui fête cette année ses quarante ans, avec Bernard Comment, Antoine Volodine et Patrick Devillle (le samedi, à 11h). Il y aura aussi, et on se réjouit, Joy Sorman et Antoine Wauters.

(Et avec un peu de chance, vous pourrez croiser de futurs auteurs de la Pléiade, tels que David Foenkinos, Daniel Pennac, Douglas Kennedy, Alain Finkielkraut, Macha Méril, Patrick Poivre-d'Arvor, Yann Queffélec…)

PS: Si au lieu d'être à Morges vous êtes à Lyon, alors allez assister au 1er Congrès sur les études de genre. Toutes les infos ici.

jeudi 4 septembre 2014

Muffin de partie

Cherche bien, tu as forcément un moule à muffin quelque part.
Oins-le discrètement d'un peu d'huile, parce que, bon, même si on te serine que le silicone n'attache pas, tout ce qui cuit attache, c'est une loi de la nature.
Maintenant dépose au fond de chaque alvéole (disons 6 en tout) deux ou trois tranches de pancetta en veillant à ce qu'elle recouvre également tout le pourtour.
C'est fait? Bien.
Maintenant bats cinq œufs avec quinze centilitres de crème liquide et ajoute à cet appareil cent vingt grammes de fromage de brebis (ou de chèvre, allez), que tu râperas comme si tu avais fait ça toute ta vie. Regarde ce que tu fais, car qui râpe sans regarder la râpe connaîtra tôt ou tard le goût de ses doigts.
Râpe aussi pendant que tu y es une demi courgette (ou du fenouil, va).
Ne sale pas trop, poivre allégrement, et verse le tout dans tes alvéoles chemisées de pancetta, mets au four à 180° puis démoule, sers avec une roquette que tu auras enrichie d'une tomate cœur-de-bœuf et d'un œuf de mozzarella di bufala (n'hésite pas à laisser dégouliner sur ta mozza un petit filet d'huile parfumée à la truffe, au point où tu en es).
(Et oui, bien sûr, tu peux déguster la chose avec une Leffe blonde.)
Ne me dis pas merci, surtout. Il est onze trente-deux et maintenant tu crèves la dalle.

Rentrée littéraire: bal au but

Il y a plusieurs façons de présenter la rentrée littéraire, selon qu'on est éditeur, journaliste, lapin chasseur, etc. Mais globalement, chaque année, la méthode est la même: distinguer un peloton. Pour ce faire, il n'y a pas quatre chemins: l'énoncé performatif fait le boulot, le consensus suit. En gros, ça veut dire: il suffit affirmer qu'untel est attendu pour qu'il soit attendu. Dites de Machin qu'il est "l'un des romans les plus en vue de cette rentrée", et il y a de fortes chances pour que Machin soit en vue. Pour ce qui est du peloton, apparemment indispensable d'un point de vue médiatique, il existe quelques mots clés auxquels il est difficile d'échapper: incontournables, phares… Exemple: "les 20 incontournables de la rentrée littéraire", "25 romanciers qui feront l'actualité littéraire de la rentrée 2014", ou carrément, si l'on se réfère au journal Le Parisien: "La rentrée littéraire sera flamboyante, avec une kyrielle d'auteurs phares". Eblouissant, non? On peut aussi donner dans le subtil et annoncer, comme l'a fait Le Magazine littéraire: "Ceux qu'il faut lire; ceux qu'il faut éviter". C'est du lourd, mais au moins comme ça même les auteurs écartés sont retenus, on ne rate personne et surtout pas les phares, même en berne…
Mais la présentation la plus saugrenue qui ait jamais été faite de la rentrée littéraire, on la doit sans conteste à Manuel Carcassone, directeur général de Stock, qui sur le site de ses éditions a eu cette révélation :
"Une rentrée littéraire, ce n'est jamais la même. C'est comme un bal, dont les danseurs changent, la musique reste, et le rideau s'ouvre à date fixe."
Un quoi? Un bal?!!!? Un bal avec un rideau qui s'ouvre??!!! Manuel Carcassonne voulait sans doute dire une pièce de théâtre, ou un ballet, mais on ne sait pourquoi, cette image surannée du bal s'est imposée à lui, comme par magie. Mais peut-être est-ce précisément le caractère suranné du bal qui le rend comparable à ses yeux à la rentrée littéraire? Reconnaissons aussi que "bal", c'est quand même plus classe que foire d'empoigne ou charivari. Eh bien dansez maintenant…

mercredi 3 septembre 2014

Ravioles aux blettes et salade d'oreille de porc

On ne peut pas tout le temps causer littérature. Il faut bien se nourrir, aussi. Le Clavier n'est pas cannibale pour des prunes. Vous aurez donc droit régulièrement à d'imparables recettes, commentées, illustrées (et surtout dévorées). Hier, on a eu comme une envie de ravioles. On est parti d'idées picorées dans l'excellent bouquin d'Isabelle Dreyfus, Ravioles et autres pâtes faites maison (éd. Tana, 12 euros), en faisant avec ce qu'il y avait dans le frigo (après passage au marché, of course).

Difficile de rester impassible devant des blettes, que d'aucuns trouvent bettes, on vous laisse trancher, ce qu'on a fait, d'ailleurs, en laissant les côtes pour un autre usage (une béchamel fera l'affaire, en vue d'un gratin, sûrement), et en éminçant le vert qu'on a étuvé lentement au beurre dans un wok…


…puis haché menu et laissé refroidir, ensuite de quoi on a ajouté un mélange chair à saucisse (du boucher du marché, hein), with a little help from my coriandre, le tout rehaussé d'une pagaille de roquette, de quelques baies rouges pilées, puis hop, deux œufs entiers et un peu de parmesan…


— la farce était prête (the joke was ready)/


Un peu fainéant (on n'a pas eu le courage de sortir la machine à pâtes, pourtant si rousselienne),  on a donc utilisé des feuilles de raviole fraîches achetées à l'impeccable boutique asiatique de la place d'Aligre…

…puis on a procédé au montage (un peu de jaune d'œuf sur les feuilles, un peu de blanc pour la soudure), le tout perpétré sur un plan de travail au préalable fariné…



…et enfin congélation deux petites  heures afin d'assurer la bonne tenue de l'ensemble (rien de pire qu'une farce qui se fait la maille du raviole) …


and then passage quatre minutes au bouillon de poule (avec une pincée de curcuma pour le côté lingot), le tout servi avec une salade improvisée avec de l'oreille cochon sauce galanga émincé  + roquette (encore) + chèvre dur émietté + coriandre (toujours), le tout enrobé d'un filet d'huile de sésame, saupoudré de sel de l'Himalaya, avec poivre du Tibet tant qu'à faire. That's all folks. Si vous lisez ce blog, c'est que vous avez faim.

Le stade du guépard


Le 3 octobre 2013, Maylis de Kerangal est dans sa cuisine quand la radio fait état d’un naufrage : plus de trois cents migrants noyés et un nom, qui surgit de l’eau et des ondes :: Lampedusa. De même que derrière le Balbec proustien se cache une ville du Liban, ce mot de Lampedusa (« nom de pays : le nom », entend-on presque…), avant d’être un île aux yeux et aux oreilles de l’auteur, était lié à un acteur, Burt Lancaster, qui incarna le prince Salina dans le film Le Guépard de Visconti tiré de l’unique roman de l’écrivain Lampedusa ; mais, par un glissement qu’on comprend très vite, Burt Lancaster se détache du rôle du prince pour se dépouiller, tel un monarque déchu, de ses habits et errer de piscine en piscine dans le Connecticut de Franck Perry, non plus aristocrate en belle livrée se rendant au bal, mais homme quasi nu cherchant à remonter le passé dans le magnifique film The Swimmer.

En soixante-dix pages, Maylis de Kerangal rend compte d’une géographie intime, composée de souvenirs, de lectures/écritures, de voyages aussi. Tel Burt Lancaster tentant de recréer le fleuve du temps à partir de poches d’eau isolées, de retourner dans la patrie perdue du passé en devenant le fil qui relie entre elles des îles d’eau, l’auteur tente, au gré d’un jeu de l’oie personnel, de passer d’un Lampedusa à l’autre. Il faudrait citer in extenso le passage magnifique où Kerangal tente de répondre à la question suivante : « comment les hommes avaient déposé les noms sur la Terre » :
« […] des goélettes usées abordent les rivages, l’ancre est jetée dans une crique sablonneuse au-delà de laquelle vivre une forêt close, les canots sont mis à l’eau et des types affamés s’y bousculent, hébétés d’émotions contraires, terrorisés quand soulagés d’être de retour vivants sur la terre ferme, silencieux devant la terra incognita qui s’étire devant eux en ce jour de l’an de grâce 1492 quand excités par l’or promis au terme de la course ; ils ont la gale, le scorbut, des pouls jusque dans les sourcils, et leurs vêtements raides de crasse sont bouffés de vermine […]. » (pages 35-38)
Ce « quand » que mutile l’apposition et qui voit s’éloigner sans cesse l’instant de sa proposition, ce « quand » venu en attaque et portant peut-être en lui l’empreinte de la rythmique simonienne, dit puissamment le hiatus entre dérive et refuge, égarement et recueillement, mutisme et baptême. Etre perdu sur terre, perdu à la terre puisqu’en mer, puis toucher un sol, y laisser choir les genoux et, entre panique et projet, nommer ce sol. 

Les migrants naufragés, eux, sont morts à deux mille mètres des côtes de l’île de Lampedusa. Et tandis que le prince Salina fend, en fauve las, le bal carnassier que donnent les Ponteleone ; tandis qu’un Gaspard Hauser américain passe d’un miroir liquide à l’autre, le texte de Maylis de Kerangal cherche, au fil des souvenirs, à tenir « en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes » (Proust). C’est l’histoire d’un recouvrement, d’une éclipse : le nom de l’île venant enfin, après vingt ans d’étrangeté, obscurcir celui du vieil écrivain italien.

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Maylis de Kerangal, à ce stade de la nuit, éd. Guérin/Fondation facim, collection paysages écrits, 10 €