vendredi 20 décembre 2013

De la suspension du clavier dans l'irréalité immédiate

Le Clavier Cannibale va une fois de plus suspendre ses coupables activités quelque temps, histoire de se régénérer les neurones (osons le pluriel) et ce au vert (osons la couleur). Reprises des hostilités le 6 janvier, a priori. La valise de livres commence à s'étoffer : y figurent déjà le bouquin d'Adely à paraître chez Inculte (cf. post d'hier), Le portique du front de mer, de Manuel Candré, Plus noire avant l'aube de Béatrice Fournel, Le désordre azerty, d'Eric Chevillard – et on espère bien pouvoir y rajouter Réparer les vivants de Maylis de Kérangal si la poste fait son travail correctement.

Côté sortie perso (CSP, en langage texto…), on vous rappelle qu'on a deux livres qui sortent en janvier. Les souffrances du jeune ver de terre, en Babel Noir (un polar paru au siècle précédent au Fleuve Noir sous le titre nettement plus spongiforme de Eloge de la vache folle), avec une rencontre prévue à la librairie L'Alinéa (rue de charenton) le 9 janvier (vous aurez droit à une piqûre de rappel, cela va de soi) et un recueil de critiques chez Inculte, à paraître fin janvier intitulé Cannibale Lecteur (et, oui, rassurez-vous, il y aura dedans mon insensé panégyrique de Florian Zeller…).

Côté traductions, vous aurez droit en 2014 à La langue d'Altmann, de Brian Evenson (en Lot49), à L'univers de carton, de Christopher Miller (également en Lot 49, la collection que je dirige au cherche midi avec Arnaud Hofmarcher et qui, alléluia, fêtera l'an prochain ses 10 ans), et enfin L'innocence, de Brian DeLeeuw chez un nouvel éditeur dont vous risquez d'entendre sacrément parler…

(Sinon, pour ceux que ça intéresse, côté livre en cours, ça avance, un peu comme un modèle descriptif et épistémologique dans lequel l'organisation des éléments ne suit pas une ligne de subordination hiérarchique — avec une base, ou une racine, prenant origine de plusieurs branchements, selon le modèle de l'Arbre de Porphyre—, mais où, tout élément peut affecter ou influencer tout autre. Bref, autant vous dire que ça risque de prendre encore quelques années…)

Bon vent dans l'irréalité immédiate !

____________
Ill. Mona Claro & Sonic

jeudi 19 décembre 2013

Le plus long titre de post de blog en ligne qui parle de livres, d'écrivains, de littérature et aussi parfois de choses plus légères ou plus acides et qu'on peut consulter tous les jours pour peu qu'on bénéficie d'une connexion internet

Ah, je vois que vous aimez les titres longs. Eh bien, ça tombe bien, le Clavier Cannibale peut vous conseiller quelques livres qui, pour ce qui est des manières titulaires (comme disent les universitaires), ne sont pas en reste, comme par exemple: Ma mère, musicienne, est morte de maladie maligne à minuit, mardi à mercredi, au milieu du mois de mai mille 977 au mouroir memorial à Manhattan de Louis Wolfson, ou Les Grandes perturbations surviennent dans les régions où l'atmosphère est d'ordinaire instable de Voituriez Tancrède, ou encore Des êtres se rencontrent et une douce musique s'élève dans leurs cœurs de Jens August Schade. Je vous épargne les titres les plus longs de films, qui eux sont pléthore, et me contenterai d'en citer un qui vaut le détour: Night of the Day of the Dawn of the Son of the Bride of the Return of the Revenge of the Terror of the Attack of the Evil, Mutan, de James Riffel (je ne l'ai pas encore, vu mais bon, rien ne presse je crois).
Toutefois, il semblerait que ce soit Emmanuel Adely qui s'apprête à battre cet improbable record avec son livre à paraître en janvier prochain aux éditions Inculte. En effet, ce court texte – staccato, performatif – qui prend pour pivot narratif le soldat américain ayant abattu Ben Laden ("Il n’est pas argentin il est américain il n’est pas bélizien il est américain il n’est pas bolivien il n’est pas brésilien il n’est pas canadien il n’est pas chilien il n’est pas colombien il n’est pas costaricien il n’est pas équatorien il est états-unien il est américain lui / il est blanc il est américain il a les cheveux châtains il est américain il a des lunettes de soleil Prada (350 $)" s'intitule tout simplement:
La très bouleversante confession
de l’homme qui a abattu le plus grand
fils de pute que la terre ait porté

ou qui lui a tiré dessus le premier
ou qui lui a tiré dessus le second
ou qui est le premier à l’avoir vu mort
ou qui est celui qui dans l’hélicoptère
s’est assis sur son cadavre

ou qui a tout inventé pour
avoir une histoire à raconter. 

Et d'après ce qu'on en a lu jusqu'ici, ce livre est aussi percutant que son titre est long (on vous en cause au janvier, quand on sera revenu de notre spa de luxe en Bolivie où on compte passer sa journée à lire des notices nécrologiques). Voilà, nous sommes à peu près jeudi et il est fort probable que nous restions encore quelque temps dans l'irréalité immédiate.

_____________
Ill. René-Jaques (René Giton), Cirque Médrano, Paris, 1946


mercredi 18 décembre 2013

L'écriture: comment ça marche et à quoi bon ?

Pourquoi écrit-on? Et aussi: comment? Et encore: à quoi bon? Ces questions, on le sent bien, sont tout sauf éternelles. Pas plus tard qu'hier, je suis tombé sur l'entretien qu'a donné un jeune écrivain à un magazine. Il venait de publier son premier roman, et le journaliste lui posait des questions indubitablement pertinentes. Par exemple, comment il en était venu à l'écriture. L'auteur, que nous appellerons Monsieur X, n'hésite pas:
"C’est en écrivant que j’ai eu l’idée d’un roman, d’en faire une histoire plus longue en étoffant les premiers textes car je les avais écrits sans but précis, comme cela venait ! Ce n’est qu’après avoir écrit tout le texte que je l’ai découpé en chapitres, que je l’ai structuré."
Vient ensuite cette étrange question: "Quel rapport avez-vous avec l’écriture ?" Je crois que je ne la comprends même pas. On a envie de répondre "sexuel" ou "de très bons rapports". Mais en fait non, c'est plus simple qu'on ne l'imagine:
"Écrire m’apporte une manière de m’échapper du quotidien, une liberté de parler de tout et de n’importe quoi, de choses réelles mais aussi imaginaires."
Ainsi recadré, le débat d'idées peut avancer et le journaliste passer aux choses sérieuses en posant au jeune auteur cette question fabuleuse: Quel message dans ce roman ? Pas "quel texto?", non, mais bien: quel message? L'auteur a dû réfléchir longtemps à cette question, car sa réponse, bien qu'à côté de la plaque, décale le débat vers quelque chose d'essentiel:
"C’est un parcours initiatique, le parcours philosophique d’une personne. Mais, en même temps c’est plein de légèreté, ce n’est ni lourd, ni pompeux et l’on se laisse prendre rapidement par l’histoire. Les personnages sont attachants, on apprend, aussi, sur soi-même, en le lisant."
Et l'avenir? Notre auteur y pense-t-il? A-t-il des projets?
"J’ai bien l’intention, si ce livre 'marche' de poursuivre dans cette direction."
Ah, Monsieur X, que tu as de la chance! Tu étoffes ton texte et il devient roman; tu t'échappes du quotidien, tu peux parler de tout et de n'importe quoi; ce que tu écris n'est ni lourd ni pompeux et en prime tu apprends des choses sur toi-même !!! Tu fais bien de poursuivre dans cette direction, car crois-moi, dans l'autre sens c'est le désert. Et dans le désert, comme tu ne le sais sans doute pas, personne ne t'entend écrire.
Bonjour, nous sommes mercredi et l'irréalité immédiate est une fois de plus au rendez-vous…

mardi 17 décembre 2013

Comme m'habite Danton Q: traduire la lettre

Tout traducteur peut s'enorgueillir à idoine escient de masteuriser la doulce langue. Mais oncques sa dive fréquentation des sieurs Bossuet et Longfellow ne poussera nenni sa nef si très guère loin. (Je schématise, bien sûr.) Pas plus tard qu'hier, alors que je traduisais une page de Mark Leyner (extraite de son dernier livre, Divin Scrotum, à paraître en Lot 49), je suis tombé sur un passage qui m'a vite rappelé que j'étais né avant même que Pompidou ne batte Poher aux présidentielles – ouch). Le passage était le suivant:
"DYHAB DUM DUBWHTPHFIYAWYC GYPO IWFU DYSL GNOC SMB EWI ATG CTA (etc.)".
Considérons le contexte plutôt que le homard. Il est question d'un dieu fou qui pertube l'ADN des messages entre humains — aussi ai-je cru dans un premier temps que l'auteur jouait simplement avec les lettres, tel un joueur de scrabble ivre (ma naïveté is without bornes…), puis, conscience professionnelle oblige (et avec l'aide d'un soupçon de méthylphénidate), j'ai un peu gratté la chose (scrouich scrouich) et compris que ce passage était en fait, hum, du langage… SMS (acronyme signifiant, et ne faites pas comme si bien sûr vous le saviez: "short message service").
Par exemple, DYHAB veut dire "Do You Have A Boy-friend". IFWU signifie à peu près "I Will Fuck You" (et non  "Independent Factory Workers Union", comme je l'avais très naturellement subodoré à première lecture). CTA veut dire apparemment "Cover Thy Ass" (Surveille tes arrières, ou Protège ton popotin, mais non : Comme Tu Analyses).
Heureusement, mes filles (qui font des études supérieures) m'avaient INKULKÉ quelques jours plus tôt de novatrices joyeusetés du style CMB ("comme ma bite") ou DTC ("dans ton cul") ainsi que le très allusif "CTM" ("comme ta mère"). Bon, étant donné que je leur avais expliqué vingt ans plus tôt ce que signifiaient CQFD, QED et ETC, ce n'était là qu'un juste échange de procédés. (Faudrait pas non plus qu'elles s'imaginent que leur génération a inventé l'abréviation, non mais.)
Bref, tout ça pour dire que dès lors que FMUTA signifie "Fuck Me Up The Ass" (qui lui-même signifie: "je t'invite à introduire profondément ton pénis dans mon anus": en français:: "JT'IAIPTPDMA"), le traducteur comprend qu'il ne peut décemment rester sourd aux innovations langagières de son temps et doit s'aventurer au-delà des primitifs LOL et MDR. Globalement, ça veut dire que le traducteur est obligé de traduire plusieurs fois (d'abord du langage sms anglais en anglais désabrégé, puis de ce désabrégé en langue anglaise, puis de la langue anglaise en langue française, puis de la langue française en langue sms française…). Donc, traduire… quatre fucking fois!! Et ce pour le même tarif!!!! 
Il est grand temps, je crois, que les traducteurs se rebiffent et demandent un tarif quadruplement supérieur au tarif préconisé par les éditeurs et l'ATLF (l'association des tricheurs linguistiques fous?) dès lors qu'il s'agit de traduire des ouvrages comportant des expressions abrégés (sans compter que, comme nous sommes payés au signe, WTF – what the fuck! – ne rapporte pas lourd comparé à "non mais qu'est-ce que c'est que cette connerie?!"  VM'AC, comme disait 2Gol.
Bonjour, nous sommes mardi et une fois de plus, bienvenue dans l'irréalité immédiate.

lundi 16 décembre 2013

Janvier comme si vous y étiez

Décembre touche à sa fin et déjà se profile la rentrée littéraire de janvier. Ça tombe bien, on n'avait plus rien à lire. Las de relire Proust, marre de se farcir Kafka, pitié plus de Musil! Il nous fallait du neuf, du sang frais, de quoi rêver, bref, un phénomène futur comme même Mallarmé n'osa en rêver. On a donc fait son marché. Il faut dire que les romans annoncés ont de quoi faire kiffer un âne atteint d'ataraxie.
On va donc pouvoir s'aventurer avec Sollers, par la seule magie de la lecture, "dans un petit restaurant, sur les quais de Venise, où le narrateur a ses habitudes, et où il goûte à l'atmosphère à la fois simple et magique d'une chaude après-midi, en compagnie d'une femme qu'il aime", et si jamais nous ressortons vivant de cet émerveillement, nous filerons aussitôt, avec Patrick Besson, au chevet  de "Clara B., ancienne top-modèle atteinte de la maladie d'Alzheimer". Puis, revigoré, nous assisterons avec Tahar Ben Jelloun, à "l'ablation de la prostate d'un mathématicien". Fort de cette expérience, nous irons à "New York et à Londres" dans l'avion de Katherine Pancol pour "affronter le passé et ses ennemis", avant de nous offrir "un huis-clos étouffant au bord de l'Atlantique" signé Philippe Besson. Mais ce sera pour mieux nous réfugier sous l'aile de Christian Bobin et, espérons-le, "rétablir le lien perdu avec le passé, jouir des mots et lutter contre le monde moderne, électronique et amnésique qui tend à faire du livre un objet obsolète". Ainsi sauvé, il nous faudra alors nous "éprendre", comme l'Alice de Nathalie Reims, "d'un chirurgien esthétique". Relifté et léger, nous pourrons alors nous asseoir à côté d'un dénommé Bernard qui, grâce à la plume enchanteresse de David Foenkinos, "voit sa vie complètement chamboulée, perd son travail, sa femme, retourne vivre chez ses parents, et ce jusqu'au jour il rencontre la fille d'un quincaillier". Rideau. Dodo.
Dûment rassasié, nous n'aurons plus alors qu'à nous étendre sur un banc du boulevard Bourdon et murmurer en rendant l'âme: longtemps je me suis couché comme un cancrelat dépourvu de qualités. Bonjour, nous sommes lundi et une fois de plus, bienvenue dans l'irréalité immédiate.


vendredi 13 décembre 2013

Les livres accessibles sont nos amis pour la vie

Il y a peu, sur ce blog, je citais des propos éclairés de Douglas Kennedy sur les raisons de son succès (mais que font les descendants d'Oswald, putain ?!). C'était simple et direct: Douglas, dixit Douglas, a un "style accessible". J'aurais pu gloser sur cet adjectif, mais j'ai cru sur le moment que c'est parce que DK n'en avait pas trouvé d'autre, son dictionnaire des synonymes lui servant visiblement de cale-porte depuis très longtemps. Or voilà qu'à l'occasion de la remise du Prix Rossel en Belgique, on a pu lire dans la presse, et plus précisément dans Le Soir, les propos suivants (merci au passage à Emmanuel Requette, nautonier du Ptyx, d'avoir relayé l'édifiante info), des propos relatifs au livre primé :
« Son livre est accessible et lisible.  Ce n’est pas un prix dédié aux élites. » (Jean Dufaux, Scénariste de Blake et Mortimer)
et
« C’est un auteur toujours drôle avec une écriture très accessible. » (Viviane Vandeninden, Attachée de presse indépendante)
Jean, Viviane: je vous aime. Et j'espère que les petits fours ne comportaient aucun éclat de verre. Bon, je crois qu'il est temps de se pencher sur ce mot. Accessible, renseignements pris, veut tout bonnement dire "ouvert". Donc, facile d'accès. Un livre accessible est donc un livre ouvert à tous. Mais est-il naturellement ouvert à tous ou a-t-il travaillé à cette ouverture? C'est sans doute la même chose. En tout cas, voilà qui plaît. Parce que, n'est-ce pas, que ferait-on d'un livre fermé, ou à tout le moins entrouvert? D'un livre qui, au lieu d'ouvrir grand les bras, resterait bras croisés? D'un livre qui ne chercherait pas à vous faciliter l'accès ? D'un livre qui exigerait de vous d'être autre chose qu'un courant d'air susceptible de tourner les pages sans se fouler les doigts? D'un livre qui ne vous attendrait pas, mais attendrait quelque chose de vous?
L'accès contre l'excès? Ce qui est sûr, c'est que ce qui devrait faire la valeur d'un livre – sa résilience – est désormais considéré comme une tare. D'un côté le sympathique prêt-à-lire, de l'autre les prises de tête pour élites, donc. Comment faut-il s'y prendre pour avoir une écriture accessible? En demandant à David Foenkinos de remettre le prix Rossel au lauréat, le jury devait avoir sa petite idée sur la question, c'est certain. Pourquoi ne pas aller plus loin? Ils devraient créer le Prix du Livre Accessible. Ou Le Prix du Livre Ouvert à Tous. Ou le Prix du Livre Dédié aux Non-Elites. Ou, tant qu'à faire, et là ça serait parfait: Le Prix du Livre Lisible. (Ou le Prix Lisible. Voire le Prisible…)
Il existe fort heureusement un antidote à cette pathétique montagne de conneries démagos. C'est une phrase de Jorge Luis Borges:
"La Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.

_____________________
Ill. Vera-Ellen (of White Christmas fame) with turkey, c. 1950s

Des gradés hagards gardent grande leur ardeur

Connaissez-vous le Lucknow Literature Carnival? En dépit de son appellation anglo-saxonne, il ne s'agit pas d'un lit-bang déjanté, mais d'un très sérieux festival littéraire qui se tient chaque année en Inde, dans la ville de Lucknow, capitale de l'État de l'Uttar Pradesh en Inde. Lors de sa dernière édition, un intervenant a fait sensation. Il s'agit de l'ancien chef des armées, le général Shankar Roy Chowdhary, invité à participer à une table ronde sur "La littérature militaire en Inde" en compagnie du Lieutenant général P C Katoch, du major général Ravi Arora et du major général  G D Bakshi. Chowdhary n'est pas content, il trouve que l'Inde n'a pas assez d'écrivains vantant les valeurs militaires. Et de déplorer, avec les autres intervenants, le fait que les éditeurs indiens veulent bien traiter la question mais, hélas, sous l'angle de la controverse, au lieu de simplement "faire l'éloge des héros militaires modernes pour enseigner les valeurs morales aux jeunes enfants". Mais ce quatuor de gradés ne désespère pas complètement: en effet, il existe selon eux une littérature vernaculaire qui exalte la lutte contre le crime, et elle est incarnée par…  Dhruva Mehra ! Ce dernier est le héros d'une bande dessinée crée en 1987 par Anupam Sinha. Pas de masque, pas de super-pouvoirs, juste une belle et saine envie d'en découvre avec le Mal.
Ah, pourquoi n'invite-t-on pas plus souvent les militaires dans les festivals littéraires! La Grande Muette a pourtant tant de choses à dire (oui, bon, je sais, "pourtant tant" n'est pas très heureux phonétiquement, mais ça a à la fois un petit côté fanfare militaire…). Mais quel super-héros français susceptible d'exalter les valeurs militaires pourrait bien rivaliser avec l'irréprochable Dhruva Mehra ? Je n'en vois aucun. Ah, si ! C'est… SuperDupont!!!!!


Nous sommes vendredi et vous aussi vous vivez dans l'irréalité immédiate. A lundi!

jeudi 12 décembre 2013

Le choix d'Altmann, la langue d'Evenson

A paraître en janvier dans la collection Lot 49 (cherche midi éditeur), le premier recueil de Brian Evenson, publié aux Etats-Unis il y a vingt ans. Dès 1994, comme on le verra, Brian Evenson travaille ses thèmes de prédilection : le double, les liens parent-enfant, le fanatisme, etc. Que ce soit en quelques lignes – comme avec la percutante Tragique histoire abrégée du Barbier d’Auschwitz – ou dans le format d’une novella – L’affaire Stanza –, il sait varier les styles et les approches, tour à tour faulknérien, borgésien, kafkaïen… A chaque fois, grâce à une langue impeccable et à un humour corrosif, c’est l’âme humaine qui est présentée, sondée, abandonnée à son mystère ou à sa vacuité. Absurdes dans leurs actes, ou du moins obéissant à des logiques aberrantes, les personnages mis en scène par cet auteur nous frappent par la force de leurs convictions, et nous rappellent que ce qui constitue peut-être l’humanité relève autant des lois que de l’aveuglement. Livre littéralement rempli de bruit et de fureur, mais également de silence et d’effroi, La Langue d'Altmann apparaît alors comme un théâtre des solitudes où l’arbitraire frappe et sourit sous les auspices d'un dieu trépané. Extrait:
"Après avoir tué Altmann, je suis resté près du cadavre d’Altmann à regarder la vapeur de la boue s’élever autour de lui, obscurcissant ce qui avait naguère été Altmann. Horst me parlait à voix basse : 'Tu dois manger sa langue. Si tu manges sa langue, tu deviendras un sage', disait Horst à voix basse. 'Si tu manges sa langue, tu pourras parler le langage des oiseaux !' D’un coup de poing, j’envoyai Horst au sol et braquai le fusil sur lui, puis, comme par erreur, appuyai sur la détente. L’instant d’avant j’écoutais Horst parler, les yeux brillants – 'le langage des oiseaux' – et l’instant d’après je l’avais tué. J’examinai le cadavre à côté du cadavre d’Altmann. J’avais eu raison de tuer Altmann, pensai-je. Entre tuer ou ne pas tuer Altmann, j’avais choisi la première solution et ce choix, en fait, était le bon. Nous passons notre vie à faire des choix en permanence."

mercredi 11 décembre 2013

Ne pas vouloir dire

Loin de moi l'idée (ou l'envie) de chercher des poux au traducteur William Desmond dont on lira avec profit le texte mis en ligne sur le site de Pierre Assouline, texte dans lequel Desmond s'interroge sur la traduction. Son approche est pertinente à de nombreux égards, par exemple quand il rappelle que l'œuvre traduite n'a pas atteint la perfection, l'auteur n'ayant bien évidemment pas accompli le livre rêvé. Et quand il estime que toute œuvre est "déjà une traduction", ma foi, je serais encore prêt à le suivre, si ce n'est qu'il précise ceci:
"[…] l’ouvrage dans sa langue d’origine – est déjà une traduction. Oui, une traduction. L’auteur, pour l’écrire, a en effet été obligé de traduire sa pensée."
Qu'entend Desmond par cette formulation? Il faut, pour le comprendre, en passer par la citation de Valéry qu'il donne alors, citation complexe s'il en est:
« Écrire quoi que ce soit, aussitôt que l’acte d’écrire exige de la réflexion et n’est pas l’inscription machinale et sans arrêts d’une parole intérieure et toute spontanée, est un travail de traduction exactement comparable à celui qui opère la transmutation d’un texte d’une langue dans une autre."
Mais pour Desmond, cette "traduction" d'un genre particulier s'expliquerait de la sorte:
"Comme nous le vivons tous quotidiennement dans nos têtes, il existe un au-delà des mots que nous appelons pensée, chose par définition toute personnelle et totalement insaisissable dans son unicité, et que la langue que nous employons a pour charge de restituer au mieux."
Je ne suis pas sûr que c'est ce qu'ait pensé (ou écrit) Valéry. Et j'en suis encore moins sûr quand je lis, quelques lignes plus bas, ce qu'en infère Desmond:
"Le discours, parlé ou écrit, est donc le résultat d’un compromis entre une pensée à la coloration unique, ondoyante, fuyante, et le langage, l’instrument à notre disposition pour la traduire par le biais d’une langue particulière avec son vocabulaire, sa syntaxe et sa grammaire, c’est à dire une structure complexe, d’une grande souplesse, certes, mais en fin de compte fixe et en principe cohérente."
D'abord, je vois mal de corrélation entre discours parlé et discours écrit. Ensuite, j'en vois encore moins entre discours écrit et écriture. Je doute que l'écriture procède d'un "compromis", d'un équilibre entre un flux intérieur (lié au processus mental de la pensée) et une volonté de structurer le pensé. Desmond précise:
"[…] nous avons toujours plus ou moins l’impression, en particulier quand nous ne nous exprimons pas « machinalement », que nous n’avons pas dit exactement ce que nous voulions dire. Et comme nous le savons bien ! Qui n’a jamais eu l’occasion d’avouer : Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire… Je ne sais pas comment le dire… C’est difficile à dire… et ainsi de suite."
Mais écrire, n'est-ce pas précisément se soustraire au diktat du vouloir-dire, et même du dire tout court? L'écriture traduit-elle vraiment une pensée (hors langage?) ou ne produit-elle pas justement autre chose, qui échappe à la pensée tout en s'inspirant de sa puissance conceptuelle? Et ne parvient-elle pas à renoncer au dire pour permettre à autre chose que la pensée de s'écrire? La langue depuis laquelle j'écris – et qu'évoque Valéry – est-elle la langue de la pensée pure affranchie du carcan linguistique, ou n'est-elle pas plutôt – déjà! – une pensée-langue en cours de structuration (ou de déstructuration, d'ailleurs) ?
Quand j'écris, je ne retranscris rien. J'entre en écriture afin qu'advienne une forme nouvelle, qui puisse faire de la phrase un événement quasi corporel. J'accède à quelque chose qui n'est pas de l'ordre du dire – sinon je fais du roman et la marquise me donne l'heure à la seconde près. Certes, je n'écris jamais le livre que je voulais écrire, mais non parce que je ne suis pas arrivé à dire ce que je voulais dire. Je n'écris pas le livre que je voulais écrire, parce que l'écriture me permet de m'affranchir du vouloir-dire pour entrer dans l'espace du pouvoir-faire. L'échec ici est expérience, non compromis. Et l'unique cordeau des trompettes marines ne dit pas autre chose.

mardi 10 décembre 2013

Pour un style accessible et pas obsédé par les mots (ou comment s'exporter)

Pourquoi la littérature française se vend-elle mal à l'étranger? Cette grave question, Hugh Schofield, de BBC News, se l'est posée. Il a donc enquêté. Et a demandé leur avis à des écrivains français. Pour Christophe Ono-dit-Biot (prix Renaudot des Lycéens), c'est la faute des agents étrangers. Oui mais pourquoi? Eh bien, on nous considère comme des intellos. Oui mais pourquoi? Eh bien c'est à cause du déconstructionnisme, tout ça, la théorie française s'est bien vendue et du coup on nous juge cérébraux et incapables de pondre des histoires. Pour Marc Levy (26 millions d'exemplaires vendus dans le monde), la cause est définitivement perdue pour les Français, il faut se faire passer pour un auteur espagnol si on veut avoir une chance d'intéresser un éditeur anglo-saxon (lo siento, pero sigo sin entenderlo…). Pour Marie Darieussecq (prix Médicis, traduite dans une trentaine de langues), c'est un grave manque de curiosité, qui s'explique par le fait qu'on nous prend pour des intellos (encore!!!!), alors que
"Nous ne sommes pas intellectuels. Nous ne sommes pas obsédés par les mots. Nous écrivons des romans policiers. Nous écrivons des histoires à suspense. Nous écrivons des histoires d'amour."
Pour David Rey, libraire à Atout-Livre (75012), c'est normal qu'on ne s'exporte pas : "French books are precious, intellectual - elitist." Intellectual? Atchoum! Quant à l'auteur de l'article publié par BBC News, il trouve que nos couvertures ne sont pas très excitantes (il cite en exemple l'austère Carte et le Territoire de Houellebecq – exemple hyper probant). Mais c'est sans doute Douglas Kennedy qui semble avoir trouvé la clé du mystère:
"Le roman français ne s'est jamais remis des expérimentations de l'après-guerre. Si mes livres sont si populaires en France, c'est parce que je combine un style accessible avec des observations sérieuses sur ce qu'on pourrait appeler 'la façon dont nous vivons aujourd'hui'."
Bon, Hugh Schofield devrait sans doute se reconvertir dans l'agro-alimentaire plutôt que de pondre des articles aussi indigents. Mais n'empêche, ça lui permet de soulever quelques pierres. (Du coup, je me demande je ne commets pas une erreur en étant "obsédé par les mots" et si je ne devrais pas "combiner un style accessible avec des observations sérieuses".  Peut-être ne me suis-je jamais remis des expérimentations de l'après-guerre?) Prenez le cas de Joel Dicker, tiens. Penguin vient d'acheter pour une somme record les droits de son dernier roman. Dicker n'est pas OPLM (obsédé par les mots), lui non plus, et il fait le maximum pour combiner un SA (style accessible) avec des OS (observations sérieuses), et se fout pas mal des EAG (des expérimentation d'après-guerre). Il n'écrit donc pas des livres PIE (précieux, intellos et élitistes). Tout ça fait réfléchir. Voici donc la magique formule du bonheur que nul n'élude:
(SA + OS) - (OPLM + EAG + PIE ) = € + $ = BINGO
Mais n'est-ce pas ce que nous expliquait en son temps Henry Ford, quand il disait: "Le secret du succès, s'il existe, c'est la faculté de se mettre à la place de l'autre et de considérer les choses de son point de vue autant que du nôtre." Vous pouvez rangez vos affaires, le cours de marketing est fini. (Et en plus je dois retourner écrire des livres obsédés par les mots d'un style inaccessible dénué d'observations sérieuses…)





jeudi 5 décembre 2013

Et puis Bastia…

Samedi, je serai en Corse, plus exactement à Bastia, et ce dans le cadre des 3ème Journées de l'édition – Scontri di u Libru. Au programme, deux rencontres au Musée municipal d'art et d'histoire, la première samedi 7 décembre dans l'auditorium de 10h30 à 12h, sur le thème de «La traduction», avec également Marianne Costa et Paul Desanti (rencontre animée par Alain Franchi, enseignant).
Puis, à partir de 14h30, le même jour, on causera de Taxi Driver, le roman de Richard Elman paru récemment aux éditions Inculte. Ces rencontres sont organisées par le réseau des bibliothèques de la ville de Bastia.
Une occasion, aussi, de faire un tour en librairie, par exemple au 10 rue Napoléon, à côté de la Place du Marché, pas loin de la Place Saint-Nicolas, où se trouve la librairie Les Deux Mondes. On ira aussi, bien sûr, à la librairie Le Point de Rencontre qui elle est dans le secteur du théâtre, au tout début de la montée Saint-Claire.
(Mais l'autre motivation de ce déplacement – ne nous voilons pas la face – n'est autre qu'une certaine salaison de viande et de foie de cochon corse plus connue sous le nom de figatellu, qu'on peut consommer grillé à la braise, dans une sauce avec des lentilles ou encore cru lorsqu'il est sec. Avec  de la pulenda et du brocciu, c'est encore mieux.)

Où et comment mettre la langue

Aron Aji est traducteur. Né en Turquie mais ayant grandi dans une famille "multilangue", il dit ne pas trop savoir quelle est sa langue maternelle; en revanche, sa langue "littéraire", celle de ses études et de ses lectures, c'est l'anglais. Désireux de retrouver le chemin de sa "turquitude", il a compris qu'il lui fallait s'aventurer en "traduction", et c'est pourquoi il traduit désormais du turc à l'anglais. Ce parcours atypique lui fait dire cette chose étonnante (ici):
"J'ai désormais le sentiment que la traduction est ma langue natale."
Il y aurait long à dire sur ce sentiment, qui voit (perçoit, ressent, éprouve) le processus de la traduction comme une langue en soi. A première vue, on peut se demander comment une "opération" linguistique pourrait être assimilée à un "ensemble de signes". Pourtant, quiconque traduit a eu l'intuition de cette épiphanie:  le traducteur ne navigue pas tant entre deux langues qu'entre deux écritures, et le processus (doublement décalé, donc) qui lui permet d'aider un livre à "recommencer" autrement est vécu moins comme une pratique artisanale que comme une expérience que je n'hésiterai pas à qualifier de "magique".
Bien sûr, magique est ici à prendre au sens non pas chamanique mais très concret : tout le monde sait que le magicien a un truc, et tout le monde sait que ce truc a nécessité des heures d'entraînement, mais tout le monde se laisse illusionner. Le traducteur escamote le texte original et lui en substitue un autre, en espérant qu'on n'y verra que du feu. N'y voir que du feu: l'expression, soudain, semble plus ardente que le laissait paraître son usage désinvolte. On a brûlé/consumé le texte original, et de ses cendres surgit un étrange phénix. Et avec un peu de chance, la colombe s'envole (et le lapin finit en civet).
Aron Aji explique que quand il traduit, il approche ses mains de sa bouche, et murmure les phrases jusqu'à ce que chaque son lui semble rouler de façon satisfaisante sur sa langue, heurter à bon escient ses dents, attentif aux mouvements des lèvres, au gonflement des joues, à la sensibilité de son palais… On l'aura compris: la traduction est affaire de muscle et de souffle. Non seulement elle exige de se forger une poétique mais contraint également à s'inventer une physique
Une physique de la traduction? Pourquoi pas. On attend avec impatience un dictionnaire des positions du traducteur…

mercredi 4 décembre 2013

Tous en Terrasse !

Demain soir  jeudi 5 décembre à partir de 19h30, la librairie La Terrasse de Gutenberg (9 rue Emilio Castelar, 75012) fêtera ses 30 ans. Ce sera l'occasion d'une carte blanche à l'écrivain Carole Zalberg, qui a décidé d'inviter plusieurs auteurs, lesquels liront un extrait d'un de leurs livres et présenteront également un ouvrage qu'ils ont particulièrement aimés. Se succéderont ainsi Fabrice Colin (qui parlera de David Mitchell), Nathalie Kuperman, Stéphanie Hochet, Luc Lang (qui, ô jubilation, présentera Le Jardin des Plantes de Claude Simon), Mathieu Larnaudie (qui parlera de Philippe Vasset), Gilles Leroy (sous réserve), Thomas B. Reverdy, Virginie Lou-Nony, Karim Miské, Maylis de Kérangal et moi-même (je lirai un extrait des Souffrances du jeune ver de terre et causerai de Maintenant tu es mort, le siècle des bombes de Sven Lindqvist, un ouvrage formidable paru en 1999 aux éditions du Serpent à Plumes et republié depuis par La Découverte sous le titre Une histoire du bombardement).
Une occasion, également, de fêter cette grande dame de la librairie, Michelle Ferradou.
Venez très beaucoup!

L'heure de la cadence, ou quand les phrases trichent sur leur âge

S'il est bien un exercice redoutable, c'est celui de la datation des textes. Lisez à quelqu'un une phrase, ou même un paragraphe, et demandez-lui d'estimer la date à laquelle a été écrite la phrase (ou le paragraphe). Je fais régulièrement le coup à mes étudiants de master avec une phrase de Flaubert tirée de Madame Bovary et ça ne rate jamais: ils me disent "autour de 1950". Non qu'ils soient sourds, mais la phrase en question est piégée, c'est une phrase "orale", balbutiante, prononcée par le père d'Emma au début du roman  :
"[…] j'allais dans les champs pour être tout seul; je tombais au pied d'un arbre, je pleurais; j'appelais le bon Dieu, je lui disais des sottises; j'aurais voulu être comme les taupes, que je voyais aux branches, qui avaient des vers leur grouillant dans le ventre, crevé, enfin."
Admirez au passage le rétrécissement de la phrase, son devenir-goulot, ces taupes hallucinées, la musique "(vers + grouillant) - (ventre + crevé) = enfin" – et cette danse macabre des virgules… (Je leur fais aussi le coup avec un passage de Claude Simon et ils me répondent souvent Proust. Du coup, je leur mets une bonne note.)
Bon, ce genre de blind-test n'est peut-être pas très malin mais il a le mérite d'être révélateur. La langue d'un écrivain est moins facile à dater que la langue de son époque (c'est-à-dire que l'idée linguistique qu'on se fait de la langue de son époque après avoir lu plusieurs langues d'écrivains de cette époque…) Et elle peut auss  varier énormément à l'intérieur d'un même ouvrage, ou d'un ouvrage à l'autre du même écrivain. Bref, quelque chose en elle résiste à son historicisme. Elle s'est déjà "échappée", elle est en train de fuir, elle bouge – elle court-circuite la langue majeures, s'involute, se déguise, etc. Stratégies d'affranchissement. On peut certes reconnaître (parfois) le style d'un écrivain à sa phrase, mais souvent la phrase échappe aussi à son style, car son style, s'il peut se déduire abstraitement (statistiquement?) d'une masse de données concrètes, n'est souvent que la partie immergée (réifiée) de son écriture, sa projection plus que son action. Or son écriture cherche à s'affranchir du carcan du style, et l'on pourrait dire en un certain sens que le phrasé habite la phrase pour mieux la déph(r)aser. Comme si la force physique de la langue en devenir cherchait à faire craquer aux coutures la peau, même souple, du style ; comme si elle trahissait l'idée de "confection" qui l'a vue naître pour s'en aller piétiner une boue nouvelle, et y laisser une empreinte – une forme – plus mobile. La cadence a toujours un temps d'avance sur le style.
Ainsi, bien malin qui pourrait dire, à l'oreille, de qui est la phrase suivante, et de quand date sa naissance:
"Les fantômes de corps qui me trottaient par la cervelle menaient grand tintamarre."
Rappelons qu'à ce jeu il n'y a ni gagnant ni perdant. Les taupes restent accrochées aux branches et la cervelle à son tintamarre, c'est comme ça et c'est tant mieux.
_____________

nodadnoM ed siuoL ed noitcudart al snad ,nitsuguA tnias ed tse eétic esarhp aL

lundi 2 décembre 2013

Commentaire: Comment taire?

L'inventeur de la notion de filtre n'a pas dû se faire que des amis. Quiconque tient un blog aura pu s'en rendre compte. Car une fonction permet en effet de publier ou non les commentaires dont parfois se fendent les "internautes". Donc, on peut filtrer (ça évite de publier les spams, entre autres). Enfin, moi, je filtre. Ça ne prend pas beaucoup de temps parce que ce blog attire peu les commentaires, ce dont je ne tire ni tristesse ni fierté, sinon le constat suivant: le Clavier Cannibale appelle moins les commentaires que la lecture. Oui, c'est vrai: ici, on n'est pas très porté sur la com'… Alors parfois, je ne publie pas certains commentaires, non parce qu'ils ont un caractère raciste ou insultant, mais parce qu'ils me semblent davantage adressés à moi qu'au blog, et donc me semblent avoir peu de pertinence aux yeux des gens qui lisent ce blog. Ou parce que parfois ils sont confus, ou incohérents, sans intérêt, etc. En outre, j'ai la naïveté de croire que les gens qui vont sur mon blog viennent surtout pour le lire et non pour lire des rares commentaires. Or voilà que récemment je reçois ce commentaire (qui d'ailleurs n'a rien à voir avec le post sur lequel il est publié, mais passons…):
"Je ne pensais pas rencontrer d'administrateur avec des ciseaux dans cette maison que je visite tous les jours. Je n'avais jamais laissé de commentaire avant, mais là, je suis un peu "chiffon" de voir cela. En plus j'avais lu le commentaire avant qu'il ne disparaisse; il semblait plutôt affectueux et taquin.
Je viendrai désormais moins souvent. X [je ne mets pas son vrai nom] (admirateur depuis le début du blog et Cosmoz en livre de chevet). So long!"
Qu'en déduire? Que la hantise de la censure l'a emporté sur l'intérêt porté à mon travail? Voilà qui est certainement révélateur d'un étrange pli pris par les usagers de la blogosphère. Il y a sélection, donc il y a atteinte à la démocratie. Et donc fascisme larvé. Quoi, des ciseaux? Hop, représailles: "je viendrai désormais moins souvent"! Face à ce type de réaction, l'écrivain qui tient un blog n'a plus je crois qu'à se rappeler cette phrase de Thomas Bernhard que nous citions tantôt:
"le public est comme un mur contre lequel je dois me battre."
Il doit surtout se rappeler ceci: son travail ne consiste pas à se faire de nouveaux amis. L'illusion d'une communauté électronique ne doit pas lui faire oublier que son lecteur reste son "lointain", et non son prochain. Désormais, ce blog n'acceptera donc plus aucun commentaire, et espère que cette décision éminemment fasciste lui ôtera les rares lecteurs qui croient qu'un commentaire non publié est une atteinte portée aux droits de l'Homme et la preuve que l'écrivain dont ils appréciaient (à tort?) le travail n'est qu'un "administrateur avec des ciseaux". Je rappellerai également qu'il n'y a pas que les ciseaux qui coupent: eh oui:: le papier, lui aussi, coupe. Il entaille. Et il peut aussi envelopper le caillou et recouvrir le puits. Le danger est partout!

________
Photo: © Julia Kennedy