vendredi 18 octobre 2013

Bonne bourre (si je puis me permettre)


Le Clavier Cannibale suspend ses activités répréhensibles jusqu'au 4 novembre. Motif: une retraite au vert hors connexion visant à l'optimisation du rendement des taches et l'intensification des projets en cours de réalisation, bref, du bon vieux challenge de winner performant. Euh, pardon, je crois que ce blog a été piraté par des peignes-culs… Non, en fait, je pars juste bosser à la campagne. Parce qu'il n'y a pas que la littérature dans la vie, il y a aussi les livres et l'écriture (et la cuisine et le ping-pong et la… non, rien, allez jouer les enfants).

Dans les bagages du Cannibale, le plus beau livre du monde, un roman américain encore inédit en français, un monstre d'un lyrisme inépuisable, d'une puissance hypnotique sans égale, une symphonie hallucinée de 4 277 000 signes, l'œuvre d'une écrivaine méconnue et injustement négligée, fruit de dix-sept ans d'écriture, et dont on espère pouvoir offrir un jour aux lecteurs français une traduction intégrale et lumineuse – mais on en déjà trop dit… (ou pas assez?)


Bon, on ne va pas vous laisser ainsi, sans vous retourner le canoé, ce qui est le minimum syndical. Le Clavier Cannibale est donc fier d'offrir à ses rares lecteurs un cadeau, une phrase de Monsieur Gustave, encore sous emballage, et qu'il vous suffira de découper avec les yeux pour ensuite la coller mentalement sur votre front (mais à l'envers, hein, afin de pouvoir la lire dans le miroir tous les matins et tous les soirs):
"Quelle chienne de chose que la prose ! Ça n’est jamais fini ; il y a toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmée, aussi sonore."

Homophobie et liberté de conscience: une union douteuse

On est vendredi. Aujourd'hui, le Conseil constitutionnel doit trancher : Les maires opposés au mariage homosexuel vont-ils pouvoir invoquer leur liberté de conscience pour refuser de célébrer une telle union ?
En toute logique républicaine, on pourrait penser que le rôle d'un "conseil institutionnel" serait de décider quelle peine infliger à un maire refusant de célébrer une union entre deux êtres humains majeurs et vaccinés. Parce qu'on ne voit pas trop ce que vient faire ici cette étrange "liberté de conscience" ? Pour tout dire, on ne voit même pas ce que vient faire dans cette galère la "conscience". Par quel miracle linguistico-clownesque a-t-on réussi à allier les mots "liberté" et "conscience" pour désigner l'attitude d'un élu ayant décidé, dans son petit for intérieur personnel bien à lui d'hétéro responsable, que, non, pas envie, c'est quand même des tapettes, et les lois ont beau être les lois, pas envie.
Les maires opposés au mariage homosexuel devraient – depuis une cellule de dégrisement – être astreints à pondre un ouvrage de six cents pages, dans lesquelles ils nous exposeraient l'étendue de leur immense réflexion, les raisons élevées et profondes pour lesquelles ils estiment que l'homosexualité est une maladie ou une ruse communiste ou une offense sociale ou une grave menace pour l'institution du mariage, bref, qu'ils justifient philosophiquement (puisque apparemment la "conscience" est de la partie…) le recours à cette forme rarissime de passage à l'illégalité qu'est "la désobéissance civile", désobéissance à laquelle on ne peut pas dire qu'ils recourent souvent.
Va-t-on bientôt invoquer la "liberté de conscience" pour justifier le refus d'aider les démunis, l'expulsion des clandestins, la mansuétude devant les détournements de fonds, l'interdiction de qualifier d'extrême droite un parti d'extrême droite, etc. ?
Il y avait déjà cette chose douteuse appelée délit de sale gueule. On a droit désormais au délire de libre conscience. Les deux s'unissant ironiquement au pied de l'autel. Vos gueules ne me reviennent pas, je ne vous déclare donc pas mari et mari, femme et femme… What the fuck?
Je vous propose d'invoquer votre liberté de conscience pour ne pas en venir aux mains, parce que là, sans déconner, on touche le fond.

jeudi 17 octobre 2013

27 ans et plus de dents: bienvenu au club Mythiq

Mourir à 27 ans? C'est possible! Rendez-vous ce soir jeudi 17 octobre à 19h à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton,75012 Paris, où se tiendra la première assemblée générale des zélateurs vivants (et âgés de plus de 27 ans) du Club des 27.
Quoi? Vous ne connaissez pas le Club des 27 ? Mais si. Allez, faites un effort. Voilà, c'est ça. Ouf. Ce sont tous ces artistes, très souvent musiciens, qui ont refusé de découvrir les charmes pourtant sulfureux de la vingt-huitième année, et ils sont nombreux, les coquins, Wikipedia en recense au moins 44. Parmi les membres fondateurs de ce Club anti-trentenaire, on compte, excusez du peu, Janis Joplin, Brian Jones, Jim Morrison et Jimi Hendrix, et bien sûr n'oublions pas Kurt Cobain et la dernière recrue, Amy Winehouse.
Mourir à 27, c'est bien beau, mais pourquoi ? Oh, c'est très simple. Quand vous êtes une rock star, vous prenez plusieurs choses qui sont parfois incompatibles: véhicule + drogue + alcool. Du coup, paf : accident de la route (et/ou) overdose (et/ou) suicide. On vous avait pourtant bien dit qu'il faut raison garder et mélanger ne pas… Il existe des variantes, of course, mais qui ne vous empêchent pas d'intégrer ce club mythique (disparition mystérieuse, assassinat possible, syphilis carabinée, pancréatite aigüe…).

Yann Suty et le groupe Gotham.Lab – Ysam ont voulu non pas célébrer mais investir/détourner ce club en proposant à des écrivains et des artistes de produire quelques textes et images sur cette joyeuse bande des moins de vingt-huit. Seule contrainte pour les écrivains: écrire un texte de 27 lignes – ça tombe bien, puisque nous sommes rarement fichus d'aller au-delà spontanément.

Résultat, un ouvrage intitulé Mythiq 27, richement illustré, où chaque créateur aborde le disparu de son choix selon un angle à chaque fois singulier. Marc Villemain s'est occupé de réveiller Peter Ham, Jean-Philippe Blondel a secoué Rudy Lewis, Fabrice Colin nous parle du "seul et notoirement paumé" Jeremy Michael Ward, Brian Evenson se fait les griffes sur Kristen Pfaff, RJ Ellory tackle Alan Wilson, Manuel Candré ressuscite Mia Zapata, Alexis Jenni envahit Amy Winehouse, Oliver Rohe s'inquiète de Jean-Michel Basquiat, Laird Hunt déguste Damien Morris, etc.
Quant à moi, comme je suis contre la drogue (parce que c'est interdit et pas bien) et contre les voitures (parce que c'est dangereux), j'ai choisi non pas un dégénéré imprudent et chevelu mais un accidenté involontaire (quoique chevelu), à savoir l'électrocuté Les Harvey, co-fondateur du groupe Stone the Crows  ("zone danger où sont où vont les mains trempées dans l'acier / guitare d'une vie promise – et mourir, de mise, enfin l'est…"), etc.
Parmi les très nombreux artistes sollicités pour ce panorama de la mort jeune et douée (mais fauchée par une conduite répréhensible), on trouvera les artistes suivants: Invader, Rero, Antoine Gamard, Niark 1, Ludo, Blek le rat, Mademoiselle Maurice, Graphic Surgery, etc.

Vous voulez toujours en savoir plus sur les conditions d'adhésion à ce club? Ou vous souhaitez tout simplement vous procurer cet ouvrage? Venez donc ce soir  jeudi 17 octobre à 19h à la librairie Charybde, 129 rue de Charenton,75012 Paris. Vous y entendre lire quelques textes par Solange Bied-Charreton, Laurent Binet, Manuel Candré, Claro, Fabrice Colin, Elsa Flageul, Philippe Routier, Yann Suty & Marc Villemain. Les moins de 27 ans sont priés d'arriver vivants et dans un état impeccable.
(Une expos Mythiq 27 se tiendra également début décembre à l'espace Cardin: info ici.)


mercredi 16 octobre 2013

Quand l'épouse du requin attendrit les étoiles

Hurrah ! La revue La femelle du requin vient de sortir son 40ème numéro, avec un double dossier consacré à Georges-Arthur Goldschmidt et moi-même, assorti d'un beau bonus spécial Edgar Hilsenrath.  On ne peut pas dire que La Femelle fasse les choses en petit: tous nos livres sont disséqués, des articles de fond inspectent certains aspects de nos œuvres, le tout agrémenté d'un entretien-fleuve et de photos rugueuses signées JL Bertini.
On remercie évidemment toute l'équipe des "requins" pour leur patience, leur écoute, leur bienveillance et leur profondeur de vues (et aussi le vin blanc). Goldschmidt y est cuisiné royalement, à petit feu pertinent, il évoque ses nombreux livres, parle de son traducteur, s'émeut devant Haendel et Sticky fingers des Stones. On pourra lire également dans la revue un extrait de son livre à paraître – titre provisoire : Les Collines de Belleville. Goldschmidt qui cite cette phrase de Flaubert qu'on se hâtera de graver dans le bois sec et sonore de la table d'écriture :
"La parole humaine est comme un chaudron fêlé où nous battons des mélodies à faire danser les ours quand on voudrait attendrir les étoiles."
Voilà voilà. Vous saurez donc tout sur l'auteur d'Une langue pour abri et aussi sur la quinzaine de livres parus à ce jour sous mon nom (avec en prime une analyse robopsychotique de l'ensemble). En prime numéro deux, vous aurez également droit au texte que j'ai lu lors du colloque universitaire consacré à Eric Chevillard, texte dans lequel je prouve par a + b que l'œuvre de Chevillard est impossible, puisque, 
"telle l'amibe qui modifie son comportement et ses pas de danse dès qu'un savant ose braquer sur elle son microscope ou sa hargne, Chevillard n'a de cesse de repeindre, retailler, regraver, resculpter, rebâtir, redessiner, réformer, renommer et restaurer son œuvre, dans le seul but, ne nous leurrons pas, de nous rendre chèvre, taupe, iguane, méduse, etc."
Les revues sont fragiles, mais comme on le voit, certaines durent et ne baissent jamais la garde. On est donc pas peu fier d'avoir été dévoré tout cru par l'ambitieuse mâchoire de ce squale de qualité. Et on vous engage à y faire un tour, que ce soit dans ce quarantième et rugissant numéro comme dans les trente-neuf qui l'ont précédé. Les bons libraires l'accueillent régulièrement. Et d'ailleurs il y aura sûrement une soirée de lancement à la librairie parisienne L'Acacia le 22 novembre, mais bien sûr on vous signalera tout ça le moment venu. Long live the shark's female!

mardi 15 octobre 2013

Finkielkraut et les nouveaux arrivants

Dans son livre L'identité malheureuse, Alain Finkielkraut évoquait ainsi le sacro-saint devoir de transmission des Français (ou de la France, ou de l'amère patrie, on ne sait pas…) :
"Notre héritage, qui ne fait certes pas de nous des êtres supérieurs, mérite d’être préservé, entretenu et transmis aussi bien aux autochtones qu’aux nouveaux arrivants"
Ce "certes" était déjà fort délicieux de par sa pudeur rhétorique… Aujourd'hui, sur France Inter, le voilà qui désigne des Français nés en France sous la même appellation de "nouveaux arrivants". Ira-t-il un jour jusqu'à inventer la notion de "récentistes"? Quoi qu'il en soit, notre Alain autochtonal s'est permis alors d'ajouter, avec cette assurance faramineuse qui lui sert de pensée, qu'il n'y avait pas de "métissage" en France. Euh… comment dire… ? C'est censé être rassurant ?
Je propose qu'on range sans plus tarder ce "philosophe" dans la catégorie des "bientôt partants".

Quel effet ça fait de faire ce que fait le texte

Si, comme l'a dit Henri Meschonnic, la tache du traducteur ne consiste pas à dire ce que dit le texte, mais à faire ce qu'il fait, on est en droit de se demander ce qu'il fait. Que fait le texte, donc? De l'effet? Quelque chose qui fait de l'effet?
On pourrait tout aussi bien dire que certains textes ne font rien, rien sinon singer l'effet, l'effet de manche. Ils s'attachent à leur proie, qu'ils laissent remuer, et de ce remuement tirent le peu d'énergie nécessaire à faire oublier qu'ils sont composés exclusivement d'ombre – une ombre sans épaisseur. Pourquoi? Parce que, précisément, ils ne font rien mais disent. Bien qu'écrits, ils restent prudemment dans le dire, laissant se refléter sur la page ce que le personnage fait, pense, dit, ressent. Et ce que le personnage fait, pense, dit ou ressent leur sert de support, un support qu'il suffit de poser sur la page, comme un collage de collage. 
Un téléphone sonne, réveille le protagoniste: il suffira de dire que le téléphone sonne et qu'il réveille le protagoniste. Pour camoufler l'exploit, on qualifiera par exemple le bruit de la sonnerie – grêle, insolite, inhabituelle… – et l'on en profitera, tant qu'à faire, pour décrire l'état mental du protagoniste au réveil. Le tour, littéralement, littérairement, est joué. Pas la peine de comparer le téléphone à un scarabée ou d'opérer un prélèvement de la moelle du rêve. Il suffit de dire. Il suffit de dire pour donner l'impression de faire.
Une fiction, pourtant, ne devrait pas être, sous prétexte d'invention, la pure duplication d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation apprêtés par le dire. Par l'écriture, la fiction, qui doit donc faire et ne pas dire, vise la création d'un objet, d'un mouvement, d'une sensation – travaille à la création de leurs conditions d'existence. Par la langue, la fiction crée la fiction d'une langue. "J'ai embrassé l'aube d'été": par ces mots, Rimbaud fait, et non dit. Aucun téléphone ne sonne dans sa phrase, qui ferait mine de nous réveiller. Mais il existe une paresse de la fiction. Elle devient alors la fiction d'elle-même, son propre fantasme. Paresse consistant à croire que dire suffit, et qu'il suffit d'orner le dire pour qu'il fasse quelque chose. Paresse de la langue qui ose à peine cogner contre les dents, et se contente de lécher le timbre qu'il suffira de coller sur la carte postale – le chromo – que le lecteur recevra.
Le traducteur, ce lecteur agité, cherche à (re)faire ce que fait le texte. Il cherche à "embrasser l'aube d'été", ou à "ôter la croûte du pain brouté" (Artaud). Si l'aube est sans saison, si le pain est sans croûte, il le saura bien vite. Il n'aura à traduire que l'aigrelette sonnerie du téléphone. Voilà pourquoi c'est le texte qui crée sa traduction, pose les conditions de sa traduction, dévoile le secret de sa traduction. Le texte-qui-fait est déjà traduction, volonté de traduction, défi de traduction, désir de traduction. Son faire appelle un recommencement. En refusant de dire, en préférant faire, il convoque d'autres instances du faire. Rien n'est dit de ce qu'il (lui) reste à faire. Et tout le reste est littérature.

lundi 14 octobre 2013

Quand la langue déborde

Demain mardi 15 octobre, à 20h,  je participerai à une rencontre croisée avec l'écrivain américain Percival Everett à la Maison de la Poésie (passage Molière, 157 rue Saint-Martin, 75003) – l'ami Percival  était d'ailleurs ce week-end à Bordeaux pour plusieurs rencontres dans le cadre du festival Lettres du Monde.
La rencontre sera animée par Sophie Joubert. C'est payant: 5€ (mais comme on est deux pour le prix d'un, on peut dire que c'est quasiment les soldes d'automne…). Gratuit si vous êtes adhérent. Le thème: les "débordements de la langue". Voici d'ailleurs le "pitch" concocté par la Maison de la Poésie à cette occasion:
"Déjouer les attentes du lecteur, s'emparer d'un genre pour le faire éclater, pousser le langage à son point de rupture, voilà ce qui lie l'auteur-traducteur Claro et l'écrivain américain Percival Everett. Romancier protéiforme, Percival Everett explore les possibilités offertes par le western, le polar ou l'autobiographie (Effacement, Pas Sydney Poitier, Montée aux enfers) pour en révéler les mécanismes dans un dévoilement toujours empreint d'ironie. Le rapport au langage est sans cesse mis en question, les mots se « cannibalisent », selon l'expression de Claro, lui-même traducteur d'une littérature américaine du débordement (Danielewski, Gass, Vollmann...). L'auteur de Livre XIX, CosmoZ, Madman Bovary aime à emmener le lecteur dans une traversée vertigineuse des lieux et des époques, son écriture explosive explorant les travers de l'âme humaine tout en faisant éclater les conventions romanesques. Dialogue autour de deux écritures hors-normes."
Venez très beaucoup ! (On vous promet de ne pas déborder sur l'horaire.)
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Photo: © Hassen Haddouche

Cendrey furioso

"Comme un heurt indescriptible d'avortements": c'est ainsi qu'Artaud parlait de sa douleur dans L'ombilic des limbes. Une douleur qui empêche d'écrire mais dont l'écriture doit rendre compte, coûte que coûte. Le plus souvent, les mots trouvent l'écrivain, mais il arrive parfois qu'il lui faille les chercher, comme si un trou se déplaçait dans la langue. C'est cette expérience dont Cendrey se fait le témoin bouleversé (et l'acteur résistant) dans Schproum, qui embarque le lecteur dans un récit-naufrage d'une haute intensité. Cendrey écrit un roman, et nous lisons ce roman, presque dans le déroulement de son écriture, qu'on aime pour ce qu'elle est (hait?): des phrases à la fois baroques et écorchées, dont les articulations grincent, où le corps perce et trébuche à tout moment comme dans un vaudeville gangrené de l'esprit, l'humour allant et venant entre texte et lecteur ainsi qu'un poing rageur. Mais cette fois-ci, la sainte machine grippe. Le récit se voit troué à intervalles irréguliers par des notations en italique qui disent un autre trébuchement:
/calebasse d'os comme la maraca (s) que mon corps de reste / coque et cou l'instrument de mon mal sur ce corps d'un coup comme lépreux / pleine de graines si calebasse comme de graviers si maraca (s) et ce corps insensé qui le secoue si sec pour annoncer sa lèpre /
Et voilà que page 62 le roman s'interrompt dans l'affre, le bégaiement. Cendrey entre alors en quête, il enquête et narre son anti-croisade pour échapper à l'envahissante Douleur. Déménagements, déplacements, malaises, pudeurs, angoisses, valses et hésitations du corps écrivant cherchant à retrouver l'aplomb d'où lâcher le fil qui permet le courant, le vrai. Le livre a avorté –
(dans la molle argile utérine qu'est ma matière grise il n'y a plus de lui que des fragments fossiles et l'empreinte des douces inquiétudes qu'il me causait)
– mais un autre livre voit le jour, tout entier penché sur cette "véritable déperdition". Le terme d'auto-fiction pourrait être ici prononcé, mais Cendrey est toujours un peu plus à l'ouest d'où on voudrait le croire – et d'ailleurs, ce qu'on désigne chez certains comme par le terme d'autofiction n'est bien souvent que de la "photo-fiction": du traitement de clichés. Ici, il faudrait plutôt parler de sotto-fiction: écriture des soubassements, travail de sape, coups de sonde dans la mine. Cendrey, en chevalier terrassé, sait que les moulins ne sont pas des chimères, et sa langue sera là – quand le mal aura été vaincu – pour fendre l'ennemi. 
Le lecteur saura à la fin de Schproum quel mal a ainsi pourri littéralement (et littérairement) la vie de l'écrivain – il saura le sens du mot "électrosensible" et quel mortel texto gicle du portable aux cerveaux des hommes – mais on ne saurait réduire le récit de Cendrey à un dévoilement et une dénonciation. Car ledit récit est avant tout l'apprentissage d'un dire autre, celui qui traque dans le potage du réel les mouvements contrariés de la conscience et du corps. Cendrey ausculte, innerve, dénerve, pince, arrache – et traite la matière rouge et fiévreuse de son être comme un habitat dont il lui faut réapprendre à ouvrir les volets mutiques. Il y parvient, en "faux bourdon profiteur", qui refuse de "quitter inopinément" la langue. Un "schproum", selon Le Petit Robert, est un "bruit de violentes protestations". Mais selon saint Cendrey, un "schproum" est un secousse salvatrice, une onde venue contrer d'autres ondes: un livre qui refuse de se coucher.

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Jean-Yves Cendrey, Schproum, roman avorté et récit de mon mal, Actes Sud, 19,80€

vendredi 11 octobre 2013

Pindare et les garçons sauvages: Bouquet suivant

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S’il fallait, ici – dans ces Amours suivants qu'effeuille magnifiquement Stéphane Bouquet –, guetter l’ombre de Ronsard, ce serait pour en relever le passage effrité dans la forme sonnet qu’adopte la première partie du recueil – précisément intitulée Les Amours –, dans cette friction avec
« la vitesse de mourir contre quoi je récite follement un autre rose ce matin mignon »,
friction sensible dans ces quatorze "sonnets" bousculés de quatorze vers libres comme des enfants perdus, auxquels l’auteur ajoute, entre parenthèses, un quinzième sonnet, un peu comme la main outrepasse le trait quand les couleurs réclament davantage tout en sachant enfreindre,
et s’il fallait, également, y sentir la scansion prétendument virile d’un Pindare célébrant, dans ses épinicies, les corps victorieux des athlètes, on la pourrait entendre dans le roulement d’épaule syllabique d’un nom de champion de ski ou d'un nageur olympique – car si odes en ces pages il y a, ce sont odes dédiées aux garçons sauvages, rêvés ou caressés, convoqués ou pénétrés – et si épinicie on devine, c'est autant la victoire qui est ici chantée que la perte.

Dans « Solitude Semaine 1 », le désir déjoue le calendrier de la Genèse et se risque, dans l’imperfectibilité des jours, aux
« […] déséquilibres déchirants de l’offre & de la demande »
puisque la langue, à l’instar des corps convoités, connaît le secret des métamorphoses, et peut changer l’amant crasseux en divinité solaire. Mais ce sont là illusions, même savourées, et c’est dans « Lumière de la fugue » que Bouquet allonge la foulée et, au prix d’enjambements poignants, se lance dans un récit bien évidemment fissuré, récit de conquête et de perte au fil d’un octobre amoureux que traverse Nurettin le bien nommé, sa "Laure" ou sa "Béa" modernes :
« il faut changer ta vie. Mais tu penses plutôt que Nurettin
            est l’abri de tous
les murmures et de tous les chantonnements. Ceci est un
            matin : époustouflant
par définition. C’est le 31 octobre et il refait un quasi
            printemps
sauf que les feuilles ont déjà franchi le sans desséché de la fin. »
Bouquet a le secret, rimbaldien, rongé, des formules indifférentes aux écrins, et la base classique, au sens chimique, à partir de laquelle se forment les précipités de son écriture, lui permet de parler de la « mort éparpilleuse », d’évoquer le « glamour poudré des perruques », d’antéposer l’adjectif pour le rendre plus tactile (« la dégoulinante pluie »). Qu’il s’enfonce en scooter dans les arcanes de Taipei, devise avec le fantôme du poète Paul Blackburn (qu’il a traduit chez Corti) ou fasse l’inventaire de la bibliothèque de l’aimé (où, sublime cruauté, se cachent des vers d’Ibn Arabi), Bouquet tient son vers comme une phrase qu’il convient de plier ou de rompre selon le degré d’amertume ou de joie auquel consent la mémoire :
« […] il porte des cartons de fleurs du camion à la boutique, il dresse en fumant les tables de la terrasse, il tient le miroir pour la cliente décider si ses lunettes lui vont aussi à la lumière du jour, lui trouve que oui étant sûrement payé au pourcentage, il fonce à vélo

vers forcément quelque part, un
casque protégeant si jamais

le sacré cœur de son crâne, bien sûr que
des mains bientôt se serviront de lui »
Et le recueil de s’achever en sonnets esquintés, incomplets, comme si les yeux de celui qui écrit, Orphée serein jusque dans l’abandon, préféraient se fermer plutôt que de laisser le regret se retourner. Voilà pourquoi Les Amours suivants, qu’on a lu peu de temps après Nos Amériques (2010), sont, littéralement, de gais tombeaux, ou comme ces hécatombes murmurées par d’Aubigné – mais ici: attention ::: c’est l’amant ::: l’architecte :
« […] et aussi un jeune architecte barbu et très
            beau, un genre de pâtre
superfétatoire et j’ai pensé : je pourrais lui confier la construction
            de mon tombeau
+ tard quand : dans telle allée de l’espèce quelqu’un est mort,
            ce n’est pas très
important mais ce n’est non plus négligeable. […]. »

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Stéphane Bouquet, Les Amours suivants, éd Champ Vallon, 12€

jeudi 10 octobre 2013

Le Nobel à Delon?

Et oui, une fois n'est pas coutume, cette année le prix Nobel de littérature a été décerné à Alain Delon, homme d'affaires élevé par un gardien de prison mais également champion du monde des trotteurs (je n'invente rien), pour son recueil d'aphorismes, Vive les bas du Front, un ouvrage politiquement engagé dans lequel l'acteur gaullo-helvète – l'immortel Alexandre du film non moins immortel de BHL, Le Four et la Suie –, raconte comment, avec l'aide inestimable de Lorànt Deutsch, ambassadeur de chez Yop, il a repoussé le péril bicot à Poitiers en 1515. L'ouvrage est préfacé par Fafaf, l'âne né des amours illicites de Brigitte Bardot et Jean Roucas. En vente libre dans toutes les sanisettes. 


(Et sinon, pour ceux qui se posent la question, oui, le Front National est bel et bien un parti d'— —.)

Lire autrement à Bordeaux

Pour les 10 ans de son festival d’automne, Lettres du monde a concocté un programme anniversaire des plus réjouissants. Un festival de rencontres et de lectures avec des écrivains de différents pays du monde, des traducteurs, des éditeurs… Pour ceux que ça intéresse, je participerai à deux rencontres:

Tout d'abord le vendredi 11 octobre, à la librairie Georges (Talence), à 18h30, où il sera question de "lire autrement", au fil d'une conversation avec l'écrivain et libraire Jean-Pierre Ohl, autour de quelques ouvrages (Butor, Danielewski, BS Johnson, Morwyn Gheitl…). Une invitation à découvrir et parfois voir des textes d'écrivains qui, selon les cas, par leur forme et leur structure, la combinaison des styles et des genres, la juxtaposition des récits, le jeu avec la mise en page, ont modifié la situation du lecteur, l'obligeant à de nouvelles manières de vivre.

Ensuite, le samedi 12 octobre, à 16h, à la Bibliothèque Mériadeck – 3ème étage ( 85 Cours du Marechal Juin – 33000 Bordeaux), je présenterai quelques-uns des auteurs et des textes qui composent ma "bibliothèque idéale". De Flaubert à Raymond Roussel en passant par Apollinaire, de Beckett à Chalamov, de Nabokov à Rick Moody... La conversation sera animée par Jean Laurenti, critique littéraire.

Venez très beaucoup!

(Et sinon, pour ceux qui se posent la question, oui, le Front National est bel et bien un parti d'— —.)

mercredi 9 octobre 2013

Un livre un jour


Promotion Franzen

Qu'on déteste ou qu'on n'aime pas les livres de Jonathan Franzen, qu'on estime ou qu'on soit persuadé que chacun de ses livres est meilleur que le suivant, qu'on ait lu ou relu sa pitoyable diatribe contre Gaddis, force est de reconnaître qu'on a là un écrivain sûr de lui au point de donner régulièrement des leçons d'éthiquette [sic] à ses pairs. On connaissait déjà son mépris des réseaux sociaux, dont le rejet de Tweeter n'est qu'une facette. Ne voilà-t-il pas qu'il se fend aujourd'hui (enfin, hier…) de cette déclaration étonnante:
"[Je réserve mon respect pour] les gens qui sont devenus écrivains parce que le caquetage, le tweeterage et les rodomontades leur ont paru des formes intolérablement creuses d'engagement social."
Hum. Comment dire, Jonathan ? Il existe sûrement d'autres raisons de devenir écrivain que la haine des réseaux sociaux et du papotage. Dans un article très remonté publié par le Guardian (en fait un extrait de son pensum à paraître), il se lâche, en se prévalant de l'ombre tutélaire de Karl Kraus. Et avoue sa déception en apprenant que Rushdie, "qui vaut mieux que ça", vient de "succomber à Tweeter". Il trouve regrettable également que le magazine N+1 ait qualifié la presse écrite de "gravement masculine". Franzen est un homme d'idées. Son style à lui, c'est l'opinion. On n'en doute pas.
Comme l'a fait remarquer l'écrivain Jennifer Weiner, que tacle Franzen au passage, le petit Jonathan ne semble pas s'offusquer quand son ami Jeffrey Eugenides pose avec James Franco, ou pose pour Vogue, ou confie ses préférences pour les Oscars au New York Times, ou se retrouve sur une affiche géante à Times Square. Oui, Franzen conspue l'auto-promotion mais apparemment il fait des exceptions. Omniprésent dans la presse, il distribue les satisfecits selon le degré d'ombre que les autres lui font. Notons au passage que son édifiant (et rasoirissime) article se termine par une offre promotionnelle pour acheter son livre. Cool.
Bref, tout ça n'est pas très cohérent (ni passionnant, je dois bien l'avouer). D'autant plus que Franzen semble le reconnaître lui-même, sans doute involontairement, quand il écrit:
"L'apocalypse est peut-être, ironie du sort, toujours individuelle, toujours personnelle."
On ne te le fait pas dire, Jonathan, ô, âpre goéland des lettres.

(Et sinon, pour ceux qui se posent la question, oui, le Front National est bel et bien un parti d'— —.)



Inculte, libraire d'un soir: espoir?

Jeudi 10 octobre à 19h autrement dit demain si nos calculs sont bons (et nous vous rappelons que nous aurions pu décrocher un Bac S si les circonstances de l'existence en avaient décidé autrement, mais c'est une autre histoire…), le jeudi 10 octobre à 19h, donc, la librairie Charybde (129 Rue de Charenton, 75012), dont le dynamisme n'est plus à démontrer, accueillera deux membres (ou "élément", ou "ludions") du collectif (et anti-personnel) InculteOliver "Magic" Rohe & Mathieu "WTF" Larnaudie – afin de les laisser se livrer au périlleux exercice désormais célèbre du "libraire d'un soir". Ils présenteront donc dès 19h pas moins de sept ouvrages (ou huit, on n'arrive pas à savoir, mais bon, ces garçons ne sont pas non plus des épiciers, hein ), ouvrages qui leur tiennent à cœur, car oui messieurs-dames, Rohe et Larnaudie ont un cœur (un chacun, même). Pour l'instant, les spéculations vont bon train sur les détails de leurs choix. Les noms de Claude Simon, Thomas Bernhard, William Faulkner circulent déjà, mais certaines sources non autorisées font également mention d'Anne Gavalda, Jean d'Ormesson, Sacha Sperling.
Bref, une nappe de mystère brumeuse (et possiblement fuligineuse) entoure d'or et de déjà cette rencontre au sommet. Le mieux, crois-je, est de s'y rendre soi-même en personne pour voir et éventuellement savoir de quoi il s'agit et retourne. La curiosité est un vilain défaut: soyez imparfaits. Soyez incultes.
Le bonus: Un verre de vin sera gracieusement offert à toute personne capable de citer de mémoire au moins cinquante titres d'ouvrages publiés par les éditions Inculte. (Rappelons également que la librairie décline toute responsabilité en cas de non-éloge de Lorànt Deutsch.) (Et sinon, pour ceux qui se posent la question, oui, le Front National est bel et bien un parti d'— —.)

mardi 8 octobre 2013

Les dégâts de la Marine

Afin de mettre un terme à toute dérive langagière (1) visant d'une part à mener une forme de guerre sémantique et de l'autre à opérer d'insidieux rapprochements entre l'existence d'un parti politique actuel et les aléas d'un mouvement historique qui n'a pas toujours fait l'unanimité au sein de la population, nous osons néanmoins affirmer haut et fort que : La façade patriotique est le camp de l'ultime dextre. 
Ouf. Pour le reste, nous renvoyons le lecteur à la lecture de LTI – Lingua Tertii Imperii: Notizbuch eines Philologen (1947), l'ouvrage de Victor Klemperer. (Conseil aux jeunes générations: Ne vous fatiguez pas trop à qualifier l'inqualifiable: disqualifiez-le. Les pavés ne sont pas faits pour les chiens.)


(1) Marine Le Pen a déclaré récemment sur BFM TV que le fait de qualifier son parti d'extrême droite était "une manière de mener une guerre sémantique contre le FN". La présidente du Front national a réitéré sa menace de poursuivre en justice ceux qui continueraient à accoler ce qualificatif à sa personne et son parti.

Genève en utopie: par ici la fureur

Demain mercredi 9 octobre à 20h30, je serai à Genève pour une rencontre "regards croisés" avec l'écrivain David Collin (auteur entre autres des Cercles mémoriaux) à la Maison communale de Plainpalais, rencontre intitulée "Le roman, un voyage en Utopie", dans le cadre de la manifestation La Fureur de lire.
Le débat sera animé par Luc Mariot, journaliste RTS. (Cette rencontre a lieu en remplacement de la soirée prévue au départ avec Albert Jacquard, décédé depuis.)

Mais qu'est-ce donc que ce furieux festival? La réponse par les intéressés:
Du 8 au 13 octobre 2013 à Genève, le festival littéraire la Fureur de lire explore l'utopie sous toutes ses facettes : du genre littéraire à l'architecture, en passant par l'histoire, l'art, la musique et les initiatives citoyennes. Organisée tous les deux ans par le Département de la culture et du sport de la Ville de Genève, la Fureur de lire revient dans le quartier de Plainpalais et sa Maison communale, lieu central de la manifestation.
Vous pouvez aller sur le site de la manifestation pour en savoir un peu plus. Ça commence ce soir par une rencontre avec l'écrivain américain Russell Banks. Et le dimanche, Isabelle Huppert lira des extraits de Sade…

lundi 7 octobre 2013

Nécrologie

Nous apprenons à l'instant la mort de Chaussette, le chien de Katherine Pancol, dont elle vient d'annoncer le récent décès sur son blog à la rubrique "Blablablog". (Dans un précédent billet, KP nous informait que "quand je sors, je parle aux mouettes et aux nuages".) Rappelons que Katherine Pancol était très attachée à son chien:
"Il se levait en même temps que moi, prenait son biscuit - il le promenait de pièce en pièce avant de le croquer - pendant que je buvais mon thé."
Comme elle le précise dans son très émouvant billet:
"Il aboyait, montait la garde, je lisais les journaux, prenais des notes."
C'est non seulement une grande leçon d'humanité qui nous est donnée, mais surtout une grande leçon de blog. Je ne manquerai pas de m'en souvenir quand crèvera Toinette, ma limace domestique.

Deux façons d'embrasser le marteau

Dans la vidéo de Thierry Richardson, la chanteuse Miley Cyrus, califourchée nue sur une boule de démolition, embrasse à un moment un marteau, et il n'est pas besoin d'avoir suçoté les cigares du docteur Freud pour s'imaginer que, peut-être, dans notre inconscient formaté, ce marteau a un je ne sais quoi de phallique. Car ce qui saute aux yeux ne les crève pas toujours, n'est-il pas? On est donc en droit de se demander s'il n'existerait pas une autre façon d'embrasser le marteau. La réponse est oui et s'appelle Serge Bozon.
 
 Dans Tip Top, le nouveau film du réalisateur de La France, on voit à un moment Isabelle Huppert embrasser furtivement un marteau de charpentier qu'elle a glissé sous son oreiller. Bien sûr, ledit marteau a été précédé d'indices permettant de le relier à un rapport sado-maso entre la super flic (Huppert au visage tabassé, lippe songeuse) et son imposant époux (Samy Naceri, improbable de non-jeu, en colosse fissuré). Mais l'on voit bien à quoi sert, dans le film de Bozon, le marteau: à casser la narration. Sous prétexte d'une enquête de la police des polices – la mort d'un indic, a priori, à moins qu'il s'agisse de la mort des indices, des signes standards du récit –, Bozon, en fin héritier de Godard et Mocky, tord tous les fils, non sans avoir prévenu le spectateur: filmer c'est "mater + frapper". Le regard, ici, est donc inéluctablement assorti de coups. Façon de rappeler qu'on raconte avant tout des formes, et que les formes ont une fâcheuse tendance à fuir de partout.

Proche par sa "méthode" des romans de Robert Coover (on songe entre autres à Gerald's Party), le film Tip Top mate et frappe tout ce qui dans l'image pourrait être réifié : le langage (l'arabe décalé de François Damiens), les heurts entre corps (la baise pugiliste entre Huppert et Naceri, Damiens couché sur son supérieur, Karole Rocher se battant avec Saïda Bekkouche: ni plus ni moins du Bacon), l'enquête policière (les corps arrêtés, sur une pelouse, sur un banc), la pensée (Huppert récupérant du bout de la langue la goutte de sang qui coule sur l'arête de son nez, un peu comme on choppe une idée de passage), le principe du tandem (Kiberlain perdue dans l'inachèvement des gestes et des regards), l'arabe-indic (Aymen Saïdi se livrant à une étonnante chorégraphie), etc. Le tout dans une lumière raclée à la Kaurismaki.
Résumons. Miley Cyrus aime les marteaux. Serge Bozon joue du marteau. L'une nous casse les pieds (pour ne pas dire plus), l'autre nous ouvre les yeux.

vendredi 4 octobre 2013

Entre les mains d'Orlac gît un volcan

Mains d'Orlac, mains dont les doigts retiennent le sang sur l'affiche à jamais placardée entre les pages d'Au-dessous du Volcan, entre rêve de strangulation et vaine étreinte, le visage arrêté de Peter Lorre comme suspendu au-dessus des protagonistes – La Manos de Orlac ! – titre qui revient au moins six fois dans le roman, revient identique et différent, les doigts d'Orlac de plus en plus crispés, tremblants, comme les doigts du Consul hésitant à se refermer sur le verre de mezcal comme le mezcal se referme sur l'effrayante larve qui s'y noie interminablement, ou étreignant désespérément le verre de tequila – "But after much tequila the eclectic systemë is perhaps un poco descompuesto, comprenez, as sometimes in the cine: claro?" – claro? orlac! et Lowry de nous dire des mains et d'Orlac, des mains d'Orlac, que c'est dans les mains que vibre, aussi, l'oracle, et que tout homme a les mains d'un autre à l'instar d'un Rimbaud déplorant de n'avoir pas la sienne, ni avant ni après le déluge, cette éruption finale, et nous voilà contraints de nous rappeler certaines choses oubliées, à commencer par le titre anglais du film, le film de Karl Freund, qui est Mad Love, l'amour fou, cet amour arraché à Breton et diffracté dans le hasard objectif des déambulations consulaires au sein du livre-labyrinthe qu'est Quauhnahuac où l'œil s'épuise à retrouver Nadja, mais ce n'est pas tout, ce n'est jamais tout, et avec Lowry le tout ne finit pas, car le nom de la femme d'Orlac, l'épouse du pianiste, cette épouse qui aimerait sauver son mari, n'est autre que Yvonne, et le film évoque en outre un trio, et Laruelle bien sûr est cinéaste, il a réalisé un film intitulé Le destin d'Yvonne Griffaton, oui, les films vont et viennent sous le volcan, comme autant d'avatars du mythe d'Orphée – Las Manos de Orlac! – en un carrousel nervalien, aussi, et Lowry a-t-il sur que l'acteur qui jouait Orlac, Colin Clive, qui par deux fois interpréta le docteur Frankenstein – encore un docteur ! – a-t-il su que Colin Clive mourut en 1937, détruit par l'alcoolisme, et Lowry avait-il lu la traduction du roman de Maurice Renard, traduction faite en 1928 par Florence Crewe-Jones, c'est possible, le fait est que les scènes de grand-guignol au début du film intitulé en anglais Mad Love ont dû le marquer, et pas seulement parce qu'y tournait une roue, une "wheel", celle du supplice, et c'est sans doute à ce même Orlac qu'il songea quand il fit de Bill Plantagenet, héros de Lunar Caustic, un pianiste, non, décidément le film de Freund est une roue dans la vie des films, les mêmes mains reviennent étrangler d'autres cous coupés, le film lui-même un remake d'un film allemand de 1924 avec Conrad Veidt, film du retour, donc, retour du film, l'Allemagne offrant ses mains sanglantes tel un éternel vautour, l'amour toujours plus fou tendant sans détour son cou de statue, afin d'expirer encore dans un conte dont Lowry nous dit que c'est un "tale of tyranny and sanctuary", tyrannie et sanctuaire, bruit et fureur, la roue tourne et le roman de Lowry avec, telle la bobine d'un film, les images succédant aux images, puis se superposant, se dévorant, le Temps se repaissant de ses enfants tandis qu'on jette un chien dans un fossé, sur un corps consulaire, une dépouille infra-solaire dont les mains, enfin, enfin, enfin, ne tremblent plus – no se puede vivir sin amor.

jeudi 3 octobre 2013

Les mésaventures d'un écrivain bulgare au pays de la surveillance électronique

Lundi dernier, l'écrivain bulgare Ilija Trojanov, résidant en Allemagne, s'apprêtait à monter dans un avion d'American Airlines (partant du Brésil) à destination de Miami, d'où il devait ensuite se rendre à Denver, Colorado, où il était attendu pour une conférence de la German Studies Association. Il était également invité un peu plus tard à New York pour un festival sur les nouvelles littératures européennes.
Hélas, pour des "raisons de sécurité", on lui a signifié qu'il ne pouvait embarquer, l'accès aux Etats-Unis lui étant refusé. Pourtant, Trojanov avait réussi à obtenir un visa peu de temps avant (non sans difficulté). Mais qu'a donc bien pu faire (ou écrire) cet écrivain pour représenter une menace contre le territoire américain?
Oh, c'est tout simple, Trojanov a cosigné en 2009 avec l'écrivaine allemande Juli Zeh un essai polémique sur la surveillance (Angriff auf die Freiheit) et en juillet dernier il a adressé une lettre ouverte, là encore avec Juli Zeh, à Angela Merkel pour qu'elle s'explique sur le programme de surveillance du NSA (dont j'ai déjà parlé sur le Clavier ici). Mais peut-être lui a-t-on refusé l'accès aux Etats-Unis pour d'autres raisons, car bien sûr on ne lui a rien expliqué, vous pensez bien, le mot "sécurité" ayant été jugé suffisant.
Depuis, le PEN American Center a adressé un courrier de protestation au Sécrétaire d'Etat américain John Kerry. A suivre, donc…

Le Caïmantoultan, cet inconnu

Cette semaine paraît aux éditions Actes Sud Junior mon premier livre pour enfants – il s'adresse aux tout petits, aux personnes ayant eu des relations délicates avec des caïmans, ainsi qu'à tous ceux qui aiment les livres de moins de trente pages avec pas beaucoup de texte. Le titre en est: Qui veut sauver le caïmantoultan?, et il est illustré par l'excellente Nathalie Choux (qui sait dessiner, elle, les zé et les bus).
J'avais promis à mes enfants d'écrire un jour un ouvrage pour la jeunesse, voilà c'est fait (et oui, pardon Mona, pardon Louison, pardon Robinson, pardon Martin d'avoir attendu… que vous passiez le bac pour m'y coller…). De quoi ça parle? Oh, c'est l'histoire d'un caïman (et non d'un crocodile ou d'un alligator, la nuance est d'importance), du genre râleur mais pas méchant... Avec lui, on a toujours tort, aussi préfère-t-il rester seul à bouder sous son gros tas de feuilles ou dans les eaux troubles du fleuve – en voici un petit extrait:


Il a un caractère de cochon et des pieds de lézard,
sa peau est si épaisse qu’on n’a aucune chance
d’entendre battre son cœur, son cœur d’alligator.
Personne n’envie vraiment son existence !
En plus, avec lui, on a toujours tort…
S’il n’a aucun ami, ce n’est pas un hasard.

Pour ceux qui hésiteraient encore à se le procurer, je me permets de signaler que Le Caïmantoultan figure sur les sélection du Goncourt, du Renaudot, du Prix de Flore, du Médicis, du Wepler, du Fémina, du Prix du Style, du Prix Nouveau Talent Fondation Bouygues Telecom et du prix de la Plume Danlku,  et qu'il est donné grand favori pour la course au Nobel (mais si c'est Jon Fosse qui va l'avoir).
Nous sommes jeudi, tout est encore possible (et oui, si vous entendez ce message, vous êtes la résistance).

Le premier interprète du Volcan (3)

Comment l'ex-étudiant martiniquais Michel Pilotin, proche des surréalistes, avant de devenir un des pionniers de la SF française au côté de Vian, en vint-il à traduire Au-Dessous du Volcan? Si Maurice Nadeau ne le sait pas, alors personne ne le sait. Le fait est qu'il travaillait avec Clarisse Francillon sur cette traduction, et qu'ils eurent comme éminent collaborateur l'auteur lui-même. Car Lowry vint à Paris, avec sa femme Margerie, et Pilotin et Francillon parvinrent tant bien que mal à organiser des séances de travail avec le fuyant auteur. Francillon a d'ailleurs laissé un témoignage vaporeux de cette collaboration:
"Que ce fût dans cette maison-là ou dans la mienne, le rite était le même. Après son opaque sommeil, qui se prolongeait jusqu'à une heure avancée du matin, il enfilait impatiemment, fiévreusement, son chandail de laine grise à col roulé, son unique souci étant de. gagner la cuisine au plus vite. Les tremblements nerveux qui secouaient ses membres ne se calmaient qu'une fois absorbés les premiers verres de vin rouge coupé d'eau. On lui préparait cette boisson dans une petite carafe dont le bouchon, heurtant le goulot, rythmait toute une partie de la journée. Dans nos esprits inquiets, ce tintement prenait des proportions démesurées, il s'enflait, il devenait celui d'une sonnette d'alarme, d'une cloche de navire errant parmi les brumes. Cela durait jusqu'au moment où, effectivement, Lowry disparaissait, et quoi que nous puissions dire ou faire, nous échappait."
Il est pour le moins étonnant – mais l'est-ce vraiment? – que celui qui traduisit le premier Lowry ait été un étudiant martiniquais, proche du surréalisme, ami de Vian et promoteur de la science-fiction en France, bref, électron libre, quelque peu oublié par les temps, discret jusque dans son rôle primordiale (il comprit très vite avec Vian que la SF était affaire de traduction). 
Après tout, qu'est-ce qu'une traduction? Prenez un générateur d'énergie (la pile Nadeau): laissez-le vibrer un certain temps entre l'Amérique, le surréalisme, la passion de l'autre, Margerie, la confiance aveugle et le flair inéluctable, autorisez-lui les fusions les plus improbables et vous obtiendrez une rencontre – autrement dit, hors toute franchise franco-française: une traduction mémorable. 
Non, tu n'as pas tout vu à Quauhnahuac. Le fait qu'un Martiniquais ait collaboré, sous l'égide d'un indécrottable Parisien, avec l'écrivaine suisse Claire Francillon pour venir à bout de ce monument mexicain qu'est le roman de l'américain Lowry (qui plus est avec son éthylique collaboration) nous en dit long sur ceux qui pensent que notre patrimoine littéraire a l'ADN bleu blanc rouge. La traduction est un rêve métèque et son patron n'est pas saint Jérôme mais Jésus Rastaquouère.
Que disait déjà Picabia?
" La vie devrait être comme un bain pour étirer ses membres."

Le premier interprète du Volcan (2)

Où il est question de Stephen Spriel, traducteur d'Au-dessous du Volcan, alias Michel Pilotin

Le 22 22 novembre 1949, le journaliste/traducteur Michel Pilotin reçoit le feu vert des éditions Gallimard pour la création d’une série de science-fiction au sein de la prestigieuse maison : ce sera la collection "Le Rayon Fantastique". Entre 1950 et 1951, Michel Pilotin prépare sa collection en achetant des titres (dont, très certainement, Les Chroniques Martiennes, de Ray Bradbury). Or à la même époque Hachette a confié une collection similaire – et portant le même nom ! – à un certain Georges Gallet. Ne souhaitant pas attiser la concurrence – rappelons que Gallimard a appartenu au groupe Hachette jusqu'en 1970… – une direction à deux têtes est nommé pour que rayonne… le Rayon: Gallet et Pilotin. Le premier titre paraîtra en 1951.
Pilotin ne se contente pas de codiriger le "Rayon". Il traduit également, entre autres – mais sous le nom de Pilotin –  une nouvelle de Philip K. Dick datant de 1957, The Unreconstructed (qui sort en 1950 sous le titre La machine à détruire). Rappelons que sa traduction d'Under the Volcano est sorti en 1949 au… Club Français du Livre, avant de reparaître aux éditions Buchet-Chastel, toujours sous l'égide de Nadeau, bien sûr, l'éternel passeur.
Le traducteur de Lowry était donc un fan de SF, un genre qu'il définissait d'ailleurs ainsi:
« La science-fiction est le comble de la fiction. Quel genre rivaliserait avec celui qui est fondé sur l’invraisemblable à base rationnelle ? Les cadres du vieux roman d’anticipation à la Jules Verne, ébranlés par Wells, sont à jamais brisés. Il faut reconnaître, dans ces cocktails de surnaturel logique (the ghost in the machine, comme disent les Anglais) et d’humour pataphysique, les véritables mythes de l’âge atomique, les chansons de geste de notre temps. »
Michel Pilotin est né en 1906 et mort en 1972, il avait donc 43 ans quand parut sa traduction d'Au-dessous du Volcan. Une notice nécrologique le concernant parut dans le numéro de Galaxie (2ème série) N°113 daté d'octobre 1973, signée par Aimé Mory
D'où venait Pilotin? En 1932 disparaît la revue RMN : La revue du monde noir, revue consensuelle et francophile sur le plan politique qui s'appuie souvent sur des auteurs français pour assoir son prestige. Contestée par les étudiants antillais, elle s'arrête et est remplacée par Légitime défense, dont un seul numéro paraîtra – certaines contributions déplurent à l'éditeur, qui n'était autre que L'étudiant martiniquais. Parmi les rédacteur exclus, on trouve… Michel Pilotin (ainsi que Simone Yoyotte, première femme noire surréaliste, dont le frère fréquenta une faction dalinienne au sein du groupe surréaliste). Piloton qui fondera donc par la suite, avec Queneau et Pierre Kast le "Club des Savanturiers" (le 26 décembre au bar  La Reliure, rue du Pré-aux-Clercs!), club qu'évoque Curval.

[A suivre…]

Le premier interprète du Volcan (1)

On sait que la première traduction d'Au-dessous du Volcan est due, dixit ses trois premiers éditeurs (Le Club Français du Livre, Buchet-Chastel, Folio Gallimard) à:
"Stephen Spriel avec la collaboration de Clarisse Francillon et de l'auteur".
L'éditeur français de Lowry, Maurice Nadeau, s'est expliqué quant à lui sur l'aventure éditoriale du Volcan, le rôle de Max-Pol Fouchet, et sur sa volonté des années plus tard de proposer une nouvelle traduction de ce roman (il trouvait très naturellement que les traductions "vieillissent"), il a évoqué sa "commande" à Jacques Darras d'une nouvelle traduction, comment ce dernier s'en acquitta en trois mois, puis le jeu des agents et héritiers, et Grasset qui remporte finalement la mise. Si l'on aimerait en savoir un peu plus sur la collaboration du triumvirat originel (Spriel/Francillon/Lowry), force est de constater qu'elle est très étrange: un traducteur au nom anglais (Stephen Spriel), la trésorière et archiviste de l'Union des écrivains socialistes (Francillon), par ailleurs suisse et auteur Gallimard, et enfin Lowry himself.
Mais qui donc était Stephen Spriel?
C'est entre autres grâce à Philippe Curval, auteur de SF, qu'on en sait un peu plus. Car le mystérieux "Spriel" n'est pas pour rien dans l'aventure éditoriale de ce genre en France…
La SF entama sa carrière française grâce, on le sait, aux collections "Anticipation" au Fleuve Noir et  "Le Rayon Fantastique" chez Hachette/Gallimard, mais grâce aussi aux critiques que publièrent à cette époque des écrivains comme Raymond Queneau (dans Critique !) ou Boris Vian (traducteur, rappelons-le, de Van Vogt) dans Les Temps Modernes. Or Vian n'était pas le seul à plébisciter la SF dans Les Temps Modernes: à ses côtés officiait un certain "Stephen Spriel".
Peu de temps avant, la libraire Valérie Schmidt, spécialisée en sciences humaines, avait organisé une exposition sur la SF, en liaison avec Jean Aubier, libraire de La Balance – exposition parrainée magistralement
"puisque Boris Vian, Raymond Queneau, Michel Pilotin (alias Stephen Spriel), Jacques Bergier, Jacques Sternberg, Jean Boullet l’appuyaient, la conseillaient pour certains, aidaient à la réaliser pour d’autres". [Curval, cf. ce lien]
Michel Pilotin? Le traducteur d'Au-dessous du volcan? Heureusement, la mémoire de Curval est là pour pallier l'oubli des grands pionniers:
"À l’inverse, Michel Pilotin, alias Stephen Spriel, également "savanturier", philosophe de formation, qui fit partie de la génération d’Antillais pétris de culture française, précédant Aimé Césaire, se révélait un brillant et fin causeur, à l’intelligence complexe et torturée. Durant toutes les années où nous nous rencontrions à la librairie, au café (où il buvait exclusivement du Noilly Gin), j’ai découvert grâce à lui l’univers de la science-fiction anglo-saxonne qu’il connaissait fort bien — puisqu’il l’avait déjà explorée avant la guerre — et dont il était un excellent analyste. Parmi les premiers, il avait saisi dès cette époque que son facteur spéculatif détenait en germe le pouvoir considérable de renouveler la littérature. Il le prouva d’ailleurs en publiant de nombreux articles, imposant Demain les chiens de Clifford D. Simak au Club français du livre et, sous sa direction, plus d’une quarantaine de volumes au "Rayon fantastique" qui comptent parmi les meilleurs. Pour lui, fin connaisseur de la littérature internationale, ami de Roger Caillois qui révéla Borges, le style était le facteur déterminant d’une œuvre conjecturale, sans lequel la Science-Fiction n’avait aucun avenir. "
Mais qui donc était le "savanturier" Pilotin, celui que Vian appelait "Frère Michel" dans ses lettres, Antillais féru de SF qui s'attela en français au roman "mexicain" d'un auteur américain…

                                                                  A suivre sur Le Clavier Cannibale

mercredi 2 octobre 2013

Les Labyrinthes de la traduction

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Demain soir, jeudi 3 octobre, à 20h, je serai à la librairie Labyrinthes, à Rambouillet, pour une rencontre sur la traduction, son vie, sa œuvre, ses goûts et ses bagouts.

L'adresse est la suivante : 

Librairie Labyrinthes
2/6 rue Chasles / Passage Chasles
 78120 Rambouillet

Si vous habitez dans le coin, je suppose que vous savez comment vous y rendre. Si vous habitez ailleurs, à Paris ou en Papouasie, avalez un GPS, ça peut aider. C'est une librairie que j'aime bien: elle est certes nichée dans une improbable allée commerciale où on ne se risquerait pas à initier une relation zoophile avec un extra-terrestre raffolant de pizza quatre-saisons, mais une fois dedans c'est le paradis. Le paradoxe, comme on le voit, est puissant. Et les libraires qui peuplent l'endroit connaissent leur métier. Donc, le plus dur, une fois qu'on y est, c'est d'en ressortir.

mardi 1 octobre 2013

Le merlin et l'enchanteur: Lowry entre deux feux

Je commentais il y a peu la phrase volcanique de Lowry sur les abattoirs, et citais pour cela la traduction de Spriel :
"Mais quand on y songe c'est stupéfiant comme l'esprit humain peut s'épanouir à l'ombre de l'abattoir!"
M'étant procuré depuis la traduction de Jacques Darras, j'ai pu constater une fois de plus un certain écart inéluctable. En effet, voici ce qu'écrit Darras:
"N'est-ce pas stupéfiant de voir avec quelle facilité le courage humain semble fleurir à l'ombre de l'abattoir?"
On remarquera tout d'abord que le "when you come to think of it" est passé à la trappe, ou plutôt a été condensé dans l'habile formulation interro-négative, laquelle fait ainsi l'économie de l'apposition, somme toute rhétorique. En revanche, traduire "human spirit" par "courage humain" dénote une interprétation assez poussée, que seul le contexte peut, éventuellement, justifier. Mais la suite du texte prouve à quel point le sens peut continuer de "s'ébattre" au fil des traductions. Car là où Spriel traduit:
"How – to say nothing of all the poetry – not far enough below the stockyards to escape altogether the reek of the porterhouse of tomorrow, people can be living in cellars the life of the old alchemists of Prague"
par:
"Comment – pour ne point parler de toute la poésie – pas assez loin des parcs à bestiaux pour échapper tout à fait au relent de la gargote de demain, des gens peuvent vivre dans des caves la vie des vieux alchimistes de Prague!"
Darras, lui, opte pour:
"Ou comme, toute poésie mise à part, peuvent baigner certains êtres à longueur de journée dans des odeurs de boucherie puant par avance la taverne du lendemain et n'en vivre pas moins, au fond de leurs caves, la vie de vieux alchimistes praguois!"
On devine où se situe la divergence: là où Spriel dissocie littéralement deux lieux, l'abattoir et la gargote, et semble laisser entendre qu'on a beau s'éloigner des abattoirs, ça sentira toujours le vieux remugle de taverne, Darras explicite l'image afin de ne laisser aucun doute: ce sont les abattoirs qui empestent la gargote. Où est Lowry? Dans un entre-deux difficilement décidable…
A première lecture du texte anglais, on a l'impression qu'il veut dire ceci: on ne saurait s'éloigner assez des abattoirs car toujours persistera une odeur épouvantable, celle des "tavernes du lendemain". Par là, que veut-il dire? Sans doute, très simplement: une puanteur digne des lendemains de taverne. En français, on sent bien que "taverne du lendemain" ou même "gargote de demain" est bizarre (surtout si l'odeur pue "par avance" ladite taverne…) Mais dans les deux traductions l'ordre est conservé, coûte que coûte, quand bien même s'il ne s'agit pas de tavernes du futur, on s'en doute. Darras et Spriel préfèrent, une fois n'est pas coutume, s'accorder sur la "leçon" du syntagme. En revanche, pour Darras, le mot "boucherie" va unifier deux réalités (abattoir + parc à bestiaux – pourtant différentes, puisque Lowry ne dit pas "shambles" ni "slaugherhouse"), et cette entité nouvelle sera qui plus est confondue avec l'odeur âcre de la taverne. Un choix musclé tel un bœuf abattu par le merlin et s'effondrant dans des flaques de bière où baignent des tripes.
Là encore, on est confronté à deux choix. L'un, assez littéral, qui adhère au texte (l'épouse?) et préfère ne pas trancher, par suspension du jugement ou amour de l'original (prudence astigmatique) ; l'autre qui développe légèrement, fort de ses certitudes, et refuse le flottement sémantique qu'autorise la syntaxe de Lowry dans sa grande et subtile intelligence (myopie corrigée par verre progressif). Une question de distance, de vision, donc, par rapport au texte.
Ce qu'il importe de savoir au lecteur français, c'est qu'ayant le choix entre ces deux traductions, il pourrait théoriquement avoir le choix entre mille autre traductions (bon, d'accord: trois ou cinq). Mais la gloire française de Lowry s'est bâtie (entre autres) sur la version de Spriel, et continuera n'en doutons pas de croître avec celle de Darras. Nous vivons nos lectures dans la contingence, non dans le possible. Même si, au final, ce sont tous les possibles du texte de Lowry qui, espérons-le, transparaissent (percent? remuent?) dans ces versos aux musiques ô combien divergentes (strabisme obligé de la traduction comparée).
Qu'on se rassure néanmoins: le Volcan de Lowry sera dans le domaine public français en… 2027. Sois patient, ô vieux alchimiste praguois…

Le briquet magique du sieur Lowry

Il est, paraît-il, un livre qui rend fou, intitulé le Nécronomicon, et signé par l'Arabe dément Abdul al-Hazred. C'est en tout cas que ce que prétend Lovecraft. Et s'il s'était trompé? Si le livre en question n'était pas le Nécronomicon mais Au-dessous du volcan? C'est ce qu'on serait tenté de croire en lisant les traductions qui en ont été faites. Se frotter aux flammes du volcan semble plus dangereux qu'il n'y paraît – pour le texte, en tout cas. Prenons la phrase suivante, au tout début du Volcan :
"Dr. Vigil conjured a flaring lighter out of his pocket so swiftly it seemed it must have been already ignited there, that he had drawn a flame out of himself, the gesture and the igniting one movement […]."
L'image est simple, et son analyse nous est fournie par Lowry. Le médecin sort un briquet de sa poche, mais allume si vite le briquet (en le frottant probablement contre sa cuisse, ou d'un doigt expert) qu'on se dit dans un premier temps que le briquet était déjà allumé (déduction logique, quoique absurde); d'où l'autre explication: le médecin aurait fait jaillir la flamme de lui-même. Le briquet est doté d'une molette (encore une roue…), mais les étapes du gestes paraissent fusionnées.
Dans la première traduction, celle de Spriel (1), cela donne:
"Le Dr Vigil suscita un briquet si vite flambant qu'on l'eût dit allumé dès sa poche, enflammé sur lui-même, geste et allumage du même coup […]."
Si l'on admire la concision de cette traduction (29 mots au lieu de 37 !), elle déstabilise un peu le lecteur. Le verbe "to conjure" a poussé (1) à recourir à ce bizarre "susciter" (en en gardant le sens premier de "ressusciter", peut-être, ou celui de "être à l'origine de"). Mais ce sens (rare) "sonne" étrangement. Et que dire de ce "si vite flambant" qui là encore résonne encore plus étrangement. Ou de cet "allumage" pas très heureux (mais bon, Lowry insiste: "ignited" puis "ignition"…).  Le "dès sa poche" est malin, en revanche, par son économie de moyen, quoique, lui aussi, assez interlope – on ne peut pas dire que l'anglais "drawn out of his pocket" fasse le même effet… Bref, la phrase se pare d'une bizzarerie générale qu'on ne ressent pas vraiment dans l'original. Le ressort aurait-il été trop bandé?
Voici ce que propose J. Darras (2), second traducteur du Volcan :
"En un tour de main le docteur Vigil eut sorti de sa poche un briquet en état de marche avec une dextérité telle qu'on eût cru qu'il l'y avait allumé, comme si la flamme avait procédé de lui-même, geste et action ne faisant qu'un."
Là, c'est le contraire. 48 mots au lieu de 37. Darras procède, on le voit, par dépliage: le "conjure" accouche en attaque de phrase d'un "en un tour de main", le "already flaming" devient… "en état de marche" (le fonctionnement prime ici), le "so swiftly" est rendu par: "avec une dextérité telle que". Mais la version (2) fait également le choix du passé antérieur ("eut sorti"), qui rallonge le phrasé, d'autant plus que survient peu après un "eût cru". On est là dans une traduction plus "mécaniciste", soucieuse de restituer les nuances mais en les exposant, voire en les juxtaposant. C'est l'opposé du parti de (1).
On le voit bien, on a là deux "rendus" très différents d'un geste initialement fluide – car c'est bien de magie qu'il s'agit ici: le verbe "to conjure" ressort clairement du vocabulaire de la magie (en anglais un "conjurer", c'est un illusionniste, un prestidigitateur). Or c'est précisément cette magie qu'explore Lowry, soucieux de révéler une "fusion", laquelle est rendue par ce "gesture and ignition" devenus "one movement" – et là impossible de ne pas lire en filigrane ces vers de T. S. Eliot :
"Between the motion
And the act
Falls the Shadow"
Un geste fluide a lieu, que Lowry, en faux cartésien, décompose, non pour en louer la logique mais pour en souligner la magie, pour la mettre en acte. Les traductions existantes ont donc pris le parti soit (1) de mimer la magie, soit (2) de l'exposer. Dans les deux cas, force est  de reconnaître que la phrase ne s'enflamme pas de la même façon dans l'esprit du lecteur français. Libre à ce dernier de rêver d'autres tours de passe-passe…