samedi 11 mai 2013

Giraudoux et les sangsues

Je vous parlais hier de notre grand écrivain national, Jean Giraudoux, et de son rhume fatal, contracté entre deux tombes, atchoum. J'en profitais pour citer une petite phrase dudit Jean sur les Arabes, extraite de son chef-d'œuvre, Pleins pouvoirs, paru en juillet 39. David Marsac (qui dirige les éditions Les doigts dans la prose) a eu la bonne idée de publier en commentaire de ce post la suite de l'extrait, que je reproduis ici (l'extrait est un peu long, certes, mais ô combien édifiant):
« Un vieil ami de régiment, bien Français (il répond même au nom de Frisette), est venu, les larmes dans les yeux, me demander mon aide pour sauver de l'expulsion ses voisins. Il m'en fit, malgré son enthousiasme, une description tellement suspecte que je décidai d'aller les voir avec lui. Je trouvai une famille d'Askenasis, les parents, et les quatre fils, qui n'étaient d'ailleurs pas leurs fils. Ils n'avaient, naturellement, aucun permis de séjour. Ils avaient dû pénétrer en France soit en utilisant les uns après les autres le même permis, par cette resquille qui nous servait, lycéens, à voir les matches de Carpentier, soit en profitant des cartes de l'Exposition, soit grâce à l'entremise d'une de ces nombreuses agences clandestines qui touchent de cinquante à mille francs par personne introduite, qui s'arrange même pour dénoncer leurs clients à la police, les faire expulser, afin de les réintroduire à nouveau et toucher une seconde fois la prime. Le soi-disant père avait pu ainsi s'engager comme ouvrier agricole, et, admis sous ce titre, se gardant bien de rejoindre la campagne, il s'était installé avec sa famille au centre de Paris. Et ce bon M. Frisette, qui a des enfants, des neveux qui étudient, et dont certains cherchent vainement une place, venait me supplier d'obtenir l'équivalence de droits avec ses enfants, ses neveux, pour ces étrangers dont déjà on devinait qu'ils seraient leur concurrence et leur saignée. L'assortiment était complet. C'en était comique. On devinait celui qui vendrait les cartes postales transparentes, celui qui serait garçon à la Bourse, puis le courtier marron, puis Staviski ; celui qui serait le médecin avorteur, celui qui serait au cinéma d'abord le figurant dans Natacha, puis M. Cerf, puis M. Natan. Il y avait même, excuse et rédemption qui ne laissait pas de me troubler, celui, à regards voilés, qui pouvait être un jour Israël Zangwill. Aucun papier, que des faux. Ils étaient là, noirs et inertes comme des sangsues en bocal ; mais ni M. Frisette ni Mme Frisette, émus de leur sort, et qui imaginaient leur neveu et leur petite-nièce ainsi abandonnés dans un pays étranger, ni la concierge, qu'ils avaient achetée par un col en faux putois, ne se résignaient à les voir quitter la ville de Henri IV et de Debussy. Et ils ont obtenu, paraît-il, satisfaction. Ils ont disparu un beau jour, sans prévenir la concierge ni M. Frisette ; mais ils sont à Paris, on les y a vus. Et ils y sont sans doute, maintenant, munis de papiers réguliers, car déjà, à toutes les jointures et à tous les centres nerveux de notre administrations, s'est glissé un de leurs pareils, s'est formée une accointance, et l'on me signale même qu'à l'office des naturalisations, il est des employés naturalisés eux-mêmes à peine depuis quelques années... » (Jean Giraudoux, Pleins Pouvoirs)

Voilà. On devrait donner ce texte en commentaire composé à nos chères têtes blondes, plutôt qu'un extrait de La guerre 2-3 n'aura pas lieu. J'aimerais bien savoir comment ils commenteraient la phrase suivante: "Ils étaient là, noirs et inertes comme des sangsues en bocal." Avec un brin de jugeote, il se fendrait peut-être d'un paragraphe sur le thème de la métaphore animale en rapport avec la révulsion raciale dans le cadre de la rhétorique fasciste. On pourrait même imaginer un élève qui irait jusqu'à écrire:
"En lisant ces lignes, on a presque envie de rassurer Monsieur Giraudoux, et de lui dire qu'il n'avait pas besoin de s'inquiéter. Ce n'était qu'une question de mois, voire de semaines, avant que ces "sangsues" se retrouvent dans un vaste 'bocal' et soient, définitivement, changés en êtres 'noirs et inertes' ."
Mais surtout, il serait important de bien préciser la date de cet extrait. Car, sinon, l'élève pourrait croire qu'il date d'hier après-midi, voire de demain matin.


4 commentaires:

  1. Allez, une re-louche pour la santé. Pleins pouvoirs est un grand texte d'époque, comme certains historiens parlent "d'antisémitisme d'époque". La suite immédiate replace le débat au niveau social ; naturalisons Freud [qui n'a rien demandé], dit Giraudoux, "les savants, les collectionneurs de tableaux qui promettent de les donner au Louvre,[les]directeurs d'usine qui ont prouvé à l'État leur pleine capacité à devenir nos concitoyens" (p.73); et deux pages plus loin, cette formule qui, historicisée ou pas, vaut de la cacahouète en barre : "Le pays ne sera sauvé que provisoirement par les seules frontières armées ; il ne peut l'être définitivement que par la race française, et nous sommes pleinement d'accord avec Hitler pour proclamer qu'une politique n'atteint sa forme supérieure que si elle est raciale, car c'était aussi la pensée de Colbert ou de Richelieu." La suite nuance la question de l'épuration physique ("nous devons poser différemment le problème")au profit de la constitution d'un type moral et culturel. Ouf. On pourra le présenter au bac.

    RépondreSupprimer

  2. Après Drieu dans la Pléiade - le même, vous vous en souvenez, qui rappelait que la tradition ancestrale (celle des vrais Français d'authentique souche aux racines bien enfoncées dans cette terre qui, comme chacun sait, ne ment pas) commandait que l'on ne séparât point les enfants des parents - au four donc tous le monde, allez! -, après les "Décombres" de Rebatet étalant à nouveau leurs vénéneux et puants gravats sur la place publique, voilà le doux Giroudoux, grand démocrate, humaniste et pacifiste fleurant bon la IIIème, mais antisémite et anti-Arabe autant que faire se peut, choses sans doute de suffisamment peu d'importance pour que pendant des années l'on se passe le mot pour ne pas maculer la mémoire du grand homme. Et cela vaut pour d'autres, tant d'autres...

    RépondreSupprimer
  3. Une précision sans importance, donc capitale : c'est Brasillach, dans un article de Je suis partout, de 42, après les rafles parisiennes, pas Drieu, qui affirme que "l'humanité est ici d'accord avec la sagesse" pour ne pas séparer les petits de leurs parents. Drieu est moins catégorique sur ces questions, à ma connaissance, d'ailleurs lointaine. Les Décombres de Rebatet est aussi le best-seller de l'été 1942, lu par à peu près toute la classe moyenne de l'époque, antisémite ou pas... On pourrait aujourd'hui interdire la lecture des best-sellers à la classe moyenne, ou interdire la classe moyenne ? Dit en passant, j'aimerais moi aussi connaître l'euphorie d'un best-seller sans pour autant avoir à m'égarer dans les bourbiers du Carnage.

    RépondreSupprimer

  4. Cher monsieur Marsac,

    Avant toute choses, je demande humblement pardon à Claro d'encombrer son espace "commentaire" avec une réponse qui vous concerne seul, mais il le faut...
    L'article de Brasillach auquel vous faites allusion est effectivement bien plus connu, mais à de nombreuses reprises Drieu a pris position dans le même sens, bien que de manière plus "élégante". "Les Décombres" furent de fait un énorme best-seller auprès d'un public (classe moyenne ou pas) largement antisémite (triste réalité, mais c'est comme ça!): est-ce une raison de les rééditer à l'heure où la bête immonde relève plus que jamais la tête? je ne le pense pas, mais il ne s'agit pas d'interdire quoi que ce soit une fois la décision de l'éditeur prise, mais seulement de la regretter...
    Et l'on en arrive à l'essentiel, c'est-à-dire aux idées, et là, je ne tournerai pas autour du pot, il y en a qui sont pour moi radicalement, fondamentalement, définitivement infréquentables!
    Je vais être encore plus clair: j'aurais volontiers pris un canon (sans doute plusieurs...) avec Blondin et une bière avec Simenon, passionnément débattu avec Pierre Boutang (Lévinas l'admira, Joachim Vital fut son ami, pourquoi n'aurais-je pu l'être?), tout simplement parce que par-delà les (parfois énormes) différences et divergences philosophiques, sociologiques, spirituelles, politiques il y avait bien un "tronc", nous rendant quelque part "compatibles"...Alors oui, aucune réticence vis-à-vis des conservateurs, des passéistes, des traditionalistes sages et sceptiques dans la lignée d'un Borges, même pas vis-à-vis des bretteurs mûs par ce dédain, cette rage, ce dégoût, cette haine brûlante dans la veine des grands pamphlétaires de la famille d'un Bloy ou de Bernanos...Rien non plus contre l'esprit de provocation et contradiction, de rejet des idées reçues et des valeurs (par trop) établies, rien contre l'anticonformisme vomissant cette tiédeur des débats qui, il est vrai, nous étouffe aussi...
    Mais les Drieu, Brasillach, Rebatet, Chardonne, Morand, Jouhandeau, Montherland (et j'en passe), les collabos et les vichystes de tout acabit, plus tard les "hussards" et les "post-hussards" à la petite semaine, non, décidément, définitivement!
    Et, jusqu'à un certain point, pas même Céline, car comment séparer l'immense, le génial écrivain qu'il fut du pamphlétaire et, surtout, de ce qu'il fut, hélas, humainement? (ceux qui m'interdiraient de juger ne feraient que juger mon jugement, se démasquant par la même occasion...)
    Si c'est ça être « bien-pensant », alors je le suis, sans l'ombre d'un doute, clairement et sans ambages: à bon entendeur, salut!

    RépondreSupprimer