jeudi 11 avril 2013

L'immense armée des traîtres

Il faudra sûrement attendre la parution chez Verdier du tome de l'Histoire des traductions en langue française consacré au XXème siècle pour que la chose ne fasse plus aucun doute: difficile de citer un seul écrivain qui n'ait pas traduit au moins un livre. La tradition de l'écrivain-traducteur ne s'est pas tarie à la fin du XIXème siècle. Après Baudelaire et Mallarmé, nul déluge, ou plutôt si, un déluge. TS Eliot? Il a traduit Anabase de Saint-John-Perse. Lydia Davis a traduit Proust. Savinio a traduit Les Dames galantes de Brantôme. Artaud a traduit Lewis. D'autres noms? Pas de problème: Bonnefois, Borgès (il a traduit Les Palmiers sauvages de Faulkner, et l'on a d'ailleurs critiqué sa traduction, qu'on trouvait incomplète – mais Borgès s'était basé sur une édition américaine de 1939 qui avait été "épurée"…), Nabokov, Larbaud, Pound, Beckett, Cortazar, Paul Valéry (il a traduit Les Bucoliques de Virgile). Boris Vian? Il a traduit Van Vogt. Gide a traduit Shakespeare. Claudel la trilogie d'Eschyle. Plus près de nous, Marie Darrieussecq a traduit Ovide. Mais on pourrait également continuer ce name-dropping à l'infini: Enzensberger, Kundera, Nancy Huston, Agnès Desarthe, Antoine Volodine, Marc Cholodenko, Diane Meur, Paul Auster, Tabucchi, Jacques Lacarrière, Cantavella, Enard, Bruce Benderson (il a traduit, excusez du peu, Pierre Guyotat)… D'autres: Murakami Haruki (il a traduit L'Attrape-cœur et Gatsby le Magnifique). Elfriede Jelinek, elle, s'est contentée de traduire L'Arc en ciel de la gravité.
Bref, quasiment aucun écrivain qui n'ait, pour des raisons diverses, régulièrement ou ponctuellement, tâté de l'art de la traduction. Et il est rare qu'on considère leurs accomplissements dans ce domaine comme faisant partie, même de façon satellitaire, de leur œuvre. Raison de plus pour saluer la parution du livre de Gareth J. Wood, Javier Marías's Debt to Translation – un essai qui étudie "la dette" de l'auteur espagnol à l'égard de la traduction Il faut dire que Marías n'a pas traduit n'importe qui: Tristram Shandy, de Sterne, mais également Thomas Browne (Urn Burial), et Vladimir Nabokov (Marías travaille sur une traduction de Lolita depuis le début des années 90). Bon, petit souci, l'ouvrage de Gareth, qui ne fait pourtant que 368 pages, et qui est publié par Oxford University Press, coûte – tenez-vous bien – 110 dollars… Mais passons.
Il serait intéressant qu'en plus d'une histoire des traductions coexiste une histoire des traductions écrites par des écrivains, et de les examiner dans la logique de leur œuvre personnelle. Certes, leur choix d'un livre à traduire a été sans doute, parfois, motivée par de simples raisons économiques, mais enfin, il y aurait là une piste intéressante à creuser. De même qu'il serait intéressant d'interroger les écrivains actuels qui traduisent sur leur activité (ce qui se fait de temps en temps, d'ailleurs).
Un écrivain traduit-il mieux qu'un universitaire? Telle est la question qu'on me pose souvent. En général, je donne cette réponse: Eh bien, ça dépend s'il s'agit d'un bon écrivain ou pas… Avec pour corollaire: mais peut-être qu'on peut être un mauvais écrivain et traduire bien. L'important, de toute façon, n'est pas là. L'important c'est que le traducteur, quel que soit son degré d'affinités avec la langue littéraire, et quelle que soit sa pratique de cette dernière, doit, au moins le temps de sa traduction, en devenir l'écrivain. C'est même cette activité, précisément, qui le fonde comme écrivain, pendant qu'il s'y consacre. L'écrivain fait le livre, certes, mais le livre fait aussi l'écrivain. Comme le disait Claude Simon: "Le roman se fait. Je fais le roman. Le roman me fait."

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