samedi 8 décembre 2012

La survie Kertèsz: être sans destin

La lecture d'Etre sans destin d'Imre Kertèsz n'est pas une lecture comme une autre, car elle s'accompagne, dans sa continuité, d'une étrange sensation, et cette sensation est tout entière prisonnière d'une impression à laquelle on se voit contraint de donner un nom : silence. Une fois le livre refermé, on sent bien que le commentaire a quelque chose de superfétatoire, et risque de rayer la vitre qui nous sépare des mots lus. On serait plutôt enclin à relire le texte, et l'on reconnaît alors cette impulsion, cette dérangeante nécessité, qu'on a déjà ressentie, quand on lit, par exemple, les Récits de la Kolyma, de Chalamov, ou Le vertige, de Guinzbourg: relire, pour ne pas abandonner celui ou celle qui a réussi, contre le silence, a nous léguer non pas seulement le témoignage, mais la force du legs. Ces lectures nous font "partager" l'expérience concentrationnaire d'une étonnante façon, puisque l'idée même de les interrompre nous semble cruelle, puisqu'elles résonnent elles-mêmes d'un tel sentiment d'abandon au monde que ne serait-ce que simplement reposer le livre nous semble répéter ce geste d'abandon. 
Mais Être sans destin nous laisse encore plus seul et plus troublé, car il nous donne, de l'expérience concentrationnaire, une perspective autre, celle d'un immédiat, d'un pas à pas de la survie, dans l'absence d'horizon vécue et survécue au présent. L'homme devenu numéro, de plus en plus réduit à un corps qu'il se sait de moins en moins habiter, et découvrant, dans l'à peu près des heures divisées en minutes, l'horreur fragmentée, fragmentaire, si distillée en vérité qu'il se refuse à parler d'enfer ou même à l'évoquer, à jamais engloutie dans la vérité du mal, d'un mal qu'il sait désormais habitude, évidence, doublure d'une vie qui n'en est presque plus une, puisque seul survivre a un sens, un sens qui n'est pas signification, ni même direction, mais autre chose, avec lequel il faudra faire.
Le travail d'écriture auquel s'astreint Etre sans destin est une épreuve à laquelle l'écriture rarement s'oblige: celui du recommencement, d'un tâtonnement, la traversée d'une obscurité, dans son incompréhension globale, sans tenir compte des choses qu'on a apprises et cousues ensemble, après, quand l'après s'est manifesté. Kertèsz le survivant se réinvente dans un re-vivre, et ce temps qu'il revit se présente dans sa consistance inconnaissable et cependant concrète. La perte irrémédiable du destin c'est-à-dire la découverte d'un destin subi et privé d'ascendance, de descendance, de transcendance, cette perte, à la fois subite et continue, parce qu'avalée par le trou noir concentrationnaire, il paraissait impossible de lui donner une voix, ou du moins un écho, et c'est pourtant ce qu'est parvenu à faire Imre Kertèsz, dans ce texte d'une brûlante texture, d'une fiévreuse obstination, dont l'écriture semble dire au silence: non, pas cette fois.
__________________
Imre Kertèsz, Être sans destin, traduit du hongrois par Charles Zaremba et Natalia Zaremba-Huzsvai, éd. Actes Sud, Babel n°973
Photo: Lee Miller, Buchenwald, April 1945

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire