jeudi 25 août 2011

A la fois chair et poisson : Goldschmidt saisi


Georges-Arthur Goldschmidt, Le poing dans la bouche, éd. Verdier, 13 euros
En Kafka, et surtout en Joseph K., Georges-Arthur Goldschmidt a trouvé son double, la clé d’un unheimlich destinée à une serrure aussi mentale que charnelle. Mais avant de découvrir Le Procès, il a longtemps erré dans des limbes troubles, entre langue allemande et langue française, entre langue maternelle prise en otage par le nazisme et langue d’exil devenue salut. C’est par Pascal, nous raconte l’auteur, qu’a eu lieu le saisissement, la « saisie », par laquelle l’adolescent parvient enfin à penser, littéralement, ou mieux, pire : littérairement, son corps. Voué à l’opprobre comme à la culture du châtiment en vigueur dans l’internat où il résiste, l’auteur trouve dans la lecture, et dans la langue classique, le contre-fouet nécessaire, une autre forme de respiration. L’obligation qui lui est faite de se sentir déplacé, liée à l’impérieux désir d’être situé, font qu’il va extraire de sa condition d’orphelin, mais d’orphelin riche de deux langues, une « inexpugnable souveraineté », laquelle lui permet de dire et penser, à proportions égales, en octobre 43 : « Je suis, en dépit de vous. »
Mais l’aventure de la langue, ou plutôt de l’entre-langue, passe chez Goldschmidt par une expérience avant tout physique. Il éprouve la musique, la syntaxe et la profondeur de la langue comme on apprivoise une fièvre, afin de mettre le doigt avec précision sur ce qu’il nomme « point de sidération », et qui est comme un écho à ce « poing dans la bouche » que son titre emprunte à Kafka. Par delà l’affrontement entre deux mondes linguistiques, deux cultures, deux voix, l’auteur entend autre chose, peut-être la crispation d’un soi en quête d’épanouissement. Il dit ce que peut être un livre, une lecture, dans son essence bouleversante :

Il y a ainsi quelques rares livres grâce auxquels on parvient à se libérer de cette menace toujours présente de la démence précoce, des livres dont on découvre qu’ils empêchent de de gratter le sol, de griffer l’herbe […].

Griffer l’herbe, briser la mer gelée qui est en nous : deux images qui renvoient à un geste fondateur, violent, indispensable. Et Goldschmidt de dévoiler page à page les lectures qui l’ont saisi et aidé à devenir : Pascal, La Bruyère, Rousseau, Hector Malot, Flaubert, Rimbaud, Artaud – pour les écrivains français. Hölderlin, Kant, Handke, Walser pour les Allemands. Puis vint Kafka, confrère en langue mineure, et l’auteur put enfin réinvestir cet allemand d’enfance qu’avait défiguré la LTI.
Réflexion sur la culpabilité inique, le corps du soi et le tremblement de la langue, Le Poing dans la bouche est « poignant » au sens le plus concret : main tendue vers des objets immatériels, qu’il faut néanmoins saisir, palper, presser, afin qu’en coule un jus autre qu’interdit. Ce que Goldschmidt exprime parfaitement quand il écrit :

Je suis ma propre inappropriation, c’est ce qui me fait exister.

2 commentaires:

  1. "...la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même face au paysage : le mont Rochebrune,
    de l’autre côté de la plongée du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grande trouées de pentes
    coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous
    le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement
    soudain, cette certitude presque physique que désormais rien
    ne changerait plus en moi."
    Comme tu l'as bien choisie, la citation finale, et comme est-elle dans un même mouvement en phase et en assonance avec celle qui précède, puisque c'est bien l'inappropriation, celle qui nous "fait exister" qui nous fait un jour, définitivement si ce mot a un sens, ce que nous sommes...

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  2. Lignes puisées dans " La traversée des fleuves - autobiographie"...

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